LE TESTAMENT INTELLECTUEL
ET SPIRITUEL D’ÉMILE POULAT
Si l’on compte bien, c’est la troisième fois
qu’Émile Poulat livre sa pensée à travers des entretiens approfondis et
transformés en livre : en 1982, avec Guy Lafon (Le Catholicisme sous
observation, éditions du Centurion) ; il y a quatre ans à peine, avec
Dominique Decherf (Le Christianisme à contre-histoire, éditions du Rocher) ; aujourd’hui, avec
Danièle Masson (France chrétienne, France laïque, Desclée De Brouwer).
On remarquera l’objet commun à ces trois titres, à
un quart de siècle de distance. Mais on observera aussi le glissement
sémantique. Il y a vingt-six ans, la question de la laïcité n’occupait qu’une
place très réduite dans les questions et les réponses ; en ces premiers
temps du pontificat de Jean-Paul II, l’interrogation portait plutôt sur
l’avenir du catholicisme.
Aujourd’hui, la question de la laïcité est au cœur
du dialogue à deux voix avec Danièle Masson. Un dialogue souvent vif, où celle
qui interroge essaie de pousser dans ses retranchements celui qui refuse de se
rendre, c’est-à-dire qui se refuse au rythme binaire.
D’un livre d’entretiens à l’autre, la
« méthode Poulat » n’a pas changé. Il répugne toujours aux
« explications » et encore plus aux solutions. Il préfère être un
« analyste », le mot qui, pense-t-il, le définit le mieux. Il cherche
« à savoir et à comprendre sans juger ». Mais cette position marque
vite ses limites. Quand Émile Poulat dit : « j’attends une thèse sur
les théologies et les catéchismes comme facteur de déchristianisation » (p.
29), il porte bel et bien un jugement sur certaines théologies et certains
catéchismes. La phrase peut aussi apparaître comme une provocation. Mais Jean
de Viguerie, dans ses livres, a montré la faiblesse d’une certaine apologétique
du XVIIIe siècle face aux Lumières.
France chrétienne, France laïque dit le titre du livre
dialogué entre Émile Poulat et Danièle Masson[1].
Dans l’esprit de Poulat, il ne s’agit pas de l’opposition entre deux France,
mais d’une même France qui est à la fois « chrétienne » (nolens
volens) et « laïque ». Poulat ou son éditeur n’ont pas osé titrer
France chrétienne et laïque. Ce titre, pourtant, aurait correspondu à sa
véritable pensée. Selon lui, depuis la loi de séparation de 1905 et ses
modifications, la France vit une « laïcité apaisée », l’État
reconnaissant et garantissant la liberté de religion et des cultes. L’Église y
aurait « gagné en liberté » (p. 126).
Mais, parfois, la pensée d’Émile Poulat n’est pas
sans paradoxe. Il ne cite pas le nom de Jean Madiran[2].
Pourtant, il n’est pas loin de partager certaines de ses analyses sur la
laïcité. Madiran a analysé le processus qui a abouti, en France, à la
laïcisation du discours de l’Eglise[3].
Poulat récuse le terme, mais concède : « Il n’y a pas de laïcité de
l’Église, mais sécularisation interne » (p. 136).
On pourra reprocher à Poulat de ne pas dire ou de ne
pas voir les conséquences de son constat. En 1974-75, par exemple, l’Église
catholique, en France, à quelques exceptions près, a fait silence sur
l’avortement. Ce silence n’est-il pas un exemple flagrant de la
soumission de l’Église au courant dominant ? Comment l’Église catholique,
qui saura, en 1984, faire se lever plus d’un million de manifestants pour la
« défense de l’école libre », n’a-t-elle pas voulu employer les mêmes
moyens, dix ans plus tôt, pour protester contre le projet de loi sur l’avortement ?
Un épistémologue
L’octogénaire Émile Poulat dit que ce troisième
livre est son « testament intellectuel et spirituel ». Il y expose
l’état actuel de sa pensée et les convictions qu’il souhaiterait faire passer à
la postérité.
On ne trouvera pas de confessions trop intimes. Il
ne dit rien, par exemple, de son passage à la Mission de Paris, de 1949 à 1954.
Il fait allusion seulement, et discrètement, à « la nuit critique »
qu’il a traversée ensuite. Une sorte d’épreuve du feu où ont brûlé
« toutes les images et toutes les représentations, naïves ou savantes, qui
satisfont notre besoin de certitudes » (p. 232).
Aujourd’hui, il récuse les preuves de l’existence de Dieu. Il
préfère parler d’ « expérience de Dieu ». Il en arrive à
dire : « quel est l’essentiel de la foi ? Pour beaucoup, c’est
l’adhésion à un Credo, pour moi, c’est la relation à Dieu, c’est la prière. Je
préfère les orants aux croyants » (p. 121). Ce minimalisme, et la
« théologie interrogative » qu’il préfère à la théologie
apologétique, ne sont pas sans rappeler la réflexion d’un Maurice Bellet,
prêtre, docteur en théologie et en philosophie, psychanalyste, qui multiplie
les livres pour dire que Dieu « précède toute raison »[4],
qu’Il est « cet absolument insaisissable à quoi en un sens tout réfère
mais dont nous n’avons, à strictement parler, aucun savoir ».
Émile Poulat cite le nom de quelques-uns de ses
maîtres ou « quasi-maîtres » : Gaston Bachelard (« l’homme
de la coupure épistémologique entre le savoir commun et la connaissance
épistémologique »), Ignace Meyerson, le créateur de la « psychologie
historique ». Il aurait pu citer des ouvrages qui ont été décisifs dans
son itinéraire intellectuel, comme le livre, posthume, de Léon Brunschvicg, Héritage
de mots, héritage d’idées.
On voit bien, et de plus en plus à travers ses
livres, qu’Émile Poulat est épistémologue avant d’être historien ou sociologue
du fait religieux. Kant reste, pour lui, une référence absolue. À juste titre,
Poulat refuse de réduire le kantisme au subjectivisme, mais il est assez
largement kantien. Selon Kant, il y a
deux ordres différents et distincts : celui des phénomènes, qui
sont l’objet de la science, de l’histoire, de la sociologie, et, au-delà, le
monde des noumènes, de la pensée. La foi, selon Kant, relève de l’opinion ou de
la conviction, c’est-à-dire du non-démontrable rationnellement.
Émile Poulat accepte cette séparation :
« Le savoir de la foi et le non-savoir de la science ne se rejoignent
pas : ils ne sont pas du même ordre » (p. 160).
À propos de l’historicité de ce que racontent la
Bible et les Évangiles, il écrit encore : « Je crois qu’il faut
sortir du vieux débat de la foi et de la raison […] il n’y a pas de
science catholique par rapport à une science laïque : il y a une pensée
catholique, mais une seule science. La querelle des deux sciences est
close » (p. 215-216).
Benoît XVI, dans l’avant-propos à son Jésus de Nazareth, pense
différemment. Le Pape écrit : « croire qu’il [Jésus] était Dieu tout
en étant réellement homme […] voilà qui dépasse les méthodes de la méthode
historique », mais « à l’inverse, à la lumière de cette conviction
ancrée dans la foi, on peut lire les textes en s’appuyant sur la méthode
historique ».
Benoît XVI récuse la volonté de séparation des
kantiens, des rationalistes et des modernistes. Il cherche à conjuguer science
et foi en proposant « une interprétation proprement théologique de la
Bible […] sans pour autant vouloir ni pouvoir renoncer en rien à la rigueur
historique ».
On trouvera nombre d’autres réflexions
intéressantes dans ces entretiens Poulat/Masson. À bien des égards, ce sont
deux visions de l’histoire de l’Église et deux conceptions de la foi qui
s’opposent.
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