Benedictus
à Itinéraires
-
par Yves
Chiron
L’abbaye
Sainte-Madeleine a entrepris de recueillir en volume les chroniques ou les
lettres spirituelles que son fondateur a publiées dans la revue Itinéraires à partir de 1976. Signées
« Benedictus » puis « Dom Gérard », ces chroniques ont été
lues, jusqu’en 1996, par quelques générations de lecteurs de la revue que
dirigeait Madiran depuis 1956.
1956 – 1976 –
1996 : trois dates, trois époques, trois temps de l’histoire de l’Eglise.
En 1976 ou en 1996, les évêques français – sauf exception – n’ouvraient pas la
revue de Jean Madiran et donc ne lisaient pas Dom Gérard. Ils ne le faisaient
pas pour différentes raisons : soit ils n’en avaient jamais entendu
parler, tant l’interdiction implicite de parler des écrits de Jean Madiran a
duré et perdure ; soit ils avaient un vague souvenir – ou on leur en avait
parlé – de la « mise en garde » lancée en 1966 contre Itinéraires par un communiqué du Conseil
permanent de l’épiscopat français.
Nous ne sommes plus en
1966 ni même en 1996. Des évêques lisent à nouveau Madiran, même si la plupart
des titres de la presse catholique qu’ils lisent par ailleurs ne recensent
jamais les livres de Madiran. Le volume édité par les Éditions Sainte-Madeleine
permet de lire ou relire Dom Gérard, avec une préface de Jean Madiran.
Les relations entre le
futur fondateur du Barroux et le futur fondateur d’Itinéraires et de Présent
remontent à 1944. Ce fut le germe d’une amitié intellectuelle et spirituelle
qui croîtra plus tard.
Je ne commenterai pas ce
premier recueil des écrits de Dom Gérard dans Itinéraires[2].
Mieux vaut citer quelques extraits de la présentation de Jean Madiran :
« Quand il écrit
ses articles pour la revue Itinéraires,
Dom Gérard a choisi une voie lui permettant de s’adresser directement, il l’a
voulu et il le dit, aux laïcs et aux clercs qui ont “le courage et la lucidité
d’entreprendre l’œuvre chère entre toutes : la restauration d‘un ordre
temporel chrétien“. […]
Bien entendu Dom Gérard
n’entre pas, ce n’est pas le rôle du prêtre, dans les modalités et détails de
cet ordre temporel chrétien qui, selon les époques toujours changeantes et les
circonstances toujours complexes, offrent plus ou moins de possibilités et
réclament diverses manières de s’y prendre, ce qui relève de la responsabilité
autonome des laïcs. Mais l’esprit est le même à travers les âges successifs,
les principes demeurent invariables, et ces principes sont vivants, cet esprit
est lumière, quand ils procèdent d’une vie intérieure. C’est pourquoi Dom
Gérard parle surtout de vie intérieure lorsqu’il s’adresse, comme il le fait
ici, à ceux qui veulent entreprendre ”la restauration d’un ordre temporel
chrétien”. Par l’intense vérité de la vie intérieure, les principes qui
pourraient en rester au stade d’un bavardage intellectuel deviennent des
ferments qui nous rendent capables de restaurer, de maintenir, de transfigurer
concrètement les réalités sociales au milieu desquelles nous vivons. […]
Dom Gérard n’a pas
laissé d’indications sur la manière d’utiliser ce recueil, puisqu’il est
posthume. On se permettra d’indiquer au lecteur qu’il n’est pas fait pour être
lu comme d’autres ouvrages du même auteur, Demain
la chrétienté ou la Lettre aux 18-20
ans. Chacun de ces articles forme un tout achevé, c’est une lettre envoyée
à peu près mensuellement : on peut en prendre une d’après son titre, la
relire et la méditer pendant un mois. La plupart “scrutent et soupèsent“ un
extrait de la liturgie du mois correspondant. Ces lettres sont intemporelles au
regard du calendrier civil et de l’histoire politique ; leur “actualité“,
parce qu’elle est liturgique, est assurée à jamais ».
Retour sur
l'important scoop d’Yves Chiron - par Luc
Perrin*
J’avais relevé le scoop
passé inaperçu, ou presque, donné par Yves Chiron dans le n° d’Aletheia du 8 avril 2009, scoop qui
semblait être une erreur factuelle, au milieu d'autres affirmations très
dissonnantes avec l’histoire de la PCED (Commission Ecclesia Dei) depuis sa création en 1988.
Celui-ci a réagi à mon
commentaire pour attirer mon attention - et je crois utile d'en faire part ici
avec son plein accord - sur certains points.
Il a repris, résumé des
analyses qui n’étaient pas les siennes propres mais provenaient « de différentes conversations romaines avec
certaines personnes qui sont en charge de ces dossiers ». Les
étrangetés que j’avais notées sont donc à interpréter sous cet angle.
Dès lors sans reprendre
chaque point en cause, on peut souligner ceci :
a) alors que la Lettre
papale du 10 mars parlait de « rattachement » de la PCED, réduite
dans sa mission à la seule négociation doctrinale avec la FSSPX, il y aurait
plutôt non rattachement mais création d'une commission, au sein de la
Congrégation présidée par le cardinal Levada, pour conduire les « discussions »
sur les « questions ouvertes » (cf. décret du 21 janvier).
La chose semble bien
plus cohérente car la formulation de la Lettre du 10 mars ouvrait la voie à un
abandon en rase campagne du suivi du Motu proprio ! J'avais d'emblée souligné
cette incongruité quand la Lettre avait été publiée.
Si le scoop d’Y. Chiron
se vérifie dans les semaines/mois qui viennent, c'est une garantie donnée aux
fidèles et aux instituts quant à la pérennité du Motu proprio. Rappelons la
menace qui plane du délai de trois ans (2007-2010). La PCED actuelle,
explicitement en charge de ce suivi dans Summorum
Pontificum, demeurerait.
Cette configuration,
scindant les missions actuellement exercées par le cardinal Castrillon Hoyos
depuis 2000, est beaucoup plus logique.
b) le reste des
affirmations est à lire en fonction de cette bonne nouvelle, si elle entre dans
les faits :
- la PCED actuelle a
toujours privilégié une approche non doctrinale, après avoir, entre 1988 et
2000, ignoré plutôt la FSSPX, du moins s’être positionnée dans une logique de
« schisme ». Je maintiens que rien ne lui imposait de le faire et
qu’il s'agissait d'un choix du cardinal-président, choix qu’il a maintes fois
exprimé, choix qui s’est incarné dans la régularisation des Pères de Campos
(2001-2002), de l'I.B.P. (2006) et des Fils du Très Saint Rédempteur (2008). Le
Cardinal a toujours minimisé l’aspect doctrinal, en repoussant la clarification
à une après-régularisation canonique, ce qui lui a été constamment reproché par
la FSSPX. C’est ce cycle qui se clôt avec la Lettre de Benoît XVI du 10 mars.
- le cardinal Castrillon
Hoyos nommé président de la PCED en 2000 est chargé explicitement par Jean-Paul
II de renouer le contact avec Menzingen et il s’y attelle très vite. Aux yeux
des « certaines personnes » rencontrées par Y. Chiron, ce mandat de
négociation était comme une affaire « personnelle », le Cardinal
étant comme un délégué du pape à cet effet.
C’est une lecture
particulière, je laisse le soin aux liseurs perspicaces d’en décrypter le
message implicite. Il demeure qu’après son remplacement par le cardinal Hummes
en 2006, la seule fonction assumée par le cardinal colombien est ... président
de la PCED. C’est donc bien ce président que Mgr Fellay et divers envoyés de
Menzingen ont régulièrement rencontré et avec lequel des échanges ont eu lieu,
comme avant 2006. C’est bien lui, et nul autre, qui a été l’architecte du
dialogue renoué depuis 2000, des deux rencontres officielles entre Mgr Fellay
et deux papes, toujours lui qui a agi pour lever l’obstacle des deux requêtes
préalables aux discussions. En dépit de la limite de son approche canonique,
limite perceptible dès 2001-2002, l’histoire retiendra cela au crédit du
Cardinal.
L’histoire retiendra
aussi sa contribution, importante, à la reconnaissance de la légitimité de la
Forme extraordinaire du rit romain (nombreuses déclarations, messe de 2003 à
Rome, intervention très courageuse au Synode des évêques de 2005, appui
constant et public au processus qui a produit le Motu proprio). À l’heure où
tant vous ont accablé, se sont défaussés sur vous (cf. le P. Lombardi), se
distancient de vous, Eminence, il me semble qu’ici on peut avoir quelque
gratitude pour votre action en cette matière.
En résumé, il y aurait
une « commission nouvelle » sous la dépendance du cardinal Levada, en
charge d’une approche doctrinale cette fois des relations avec la FSSPX : ce
qui rappelle la période 1978-1981 avec alors le cardinal Seper. Un enlisement
s’était cependant produit assez vite ...
Et d’autre part, une
PCED maintenue en charge désormais uniquement du suivi du Motu proprio et de la
tutelle des instituts traditionnels.
Quant à savoir qui
trépigne d'impatience ou a les pieds froids voire gelés à l’idée de démarrer
les discussions doctrinales, il me semble que la lenteur arrange les parties en
présence, au moins pour le moment.
* Ce message est paru
sur le Forum catholique le 17 avril
2009. Luc Perrin est maître de conférences d’histoire de l’Eglise à la Faculté
de théologie catholique de Strasbourg (Université Marc-Bloch). Il est l’auteur,
notamment, de L’Affaire Lefebvre
(Cerf, 1989) et de Paris à l’heure de
Vatican II (Les Editions de l’Atelier, 1997).
« Tous
kantiens »
- par Jean
Madiran[3]
-
Sur cette sentence
d’Emile Poulat : « Tous kantiens », nous ne nous sommes peut-être pas
suffisamment arrêtés (Présent du 31
octobre et du 8 novembre). Pour pousser plus avant notre réflexion,
écrivions-nous, attendons de voir quel accueil l’intelligentsia catholique va
faire à l‘événement. Car c’en est un.
-
Eh bien, c’est
tout vu. L’accueil s’est fait remarquer par son absence dans les sphères
officielles et bien en vue du catholicisme sociologiquement installé.
Veillons donc à ne pas
laisser oublier ce que disait Poulat l’automne dernier :
« Je considère le
kantisme comme la forme d’esprit qui façonne aujourd’hui tout homme normalement
constitué. L’homme politique, l’industriel, le scientifique, même le
catholique, est spontanément kantien. »
Et quand il dit : « Ils sont tous modernistes », on
voit bien que pour lui, et avec raison, moderniste et kantien sont synonymes
pour désigner « ce modernisme ambiant et vulgarisé qui traîne aujourd’hui
partout ».
Le philosophe allemand
Emmanuel Kant est mort en 1804. Directe ou indirecte, son influence a
effectivement traversé deux siècles. Ce n’est pas en un jour qu’elle a pu
aboutir à ce « tous kantiens » que le XXe siècle a légué au XXIe.
-
Le diagnostic de Poulat
est d’abord un témoignage. Il a eu trente ans au milieu du XXe siècle, en 1950.
Il se trouve que je suis son contemporain, et moi-même j’ai eu trente ans
exactement au milieu du siècle, à un jour près, le 15 juin. Bonne situation
pour porter ou pour apprécier un témoignage concernant en somme le siècle en
son entier.
-
Ceux que j’ai
personnellement connus, ou dont les œuvres ont compté pour moi, parmi les
grands esprits catholiques de la génération qui a eu trente ans aux alentours
de 1900-1914, – c’est-à-dire la génération immédiatement antérieure à celle de
Poulat, – je n’en vois aucun qui n’ait pas été explicitement hostile au kantisme.
Maurras et Péguy le rejettent fortement. Gilson le réfute dans son Réalisme méthodique et dans son Réalisme thomiste et critique de la
connaissance. Maritain, même tardif (La
philosophie morale, 1960), le critique sévèrement. Henri Charlier est aux
antipodes du kantisme. Claudel est thomiste. Et Marcel De Corte ! Pourtant
aucun d’entre eux, De Corte, Claudel, Charlier, Maritain, Gilson, Péguy,
Maurras, non, aucun ne me paraît étranger à lacatégorie des humains «
normalement constitués ».
-
À part Péguy, mort au
combat en 1914, et Maurras, emprisonné à vie en 1945, ils ont tous continué
leur œuvre dans la seconde moitié du XXe siècle, et leur influence est toujours
vivante. Pour n’en prendre qu’un exemple, l’existence maintenue du « courant
maurrassien » à l’intérieur du catholicisme n’a pas cessé de susciter
l’hostilité méchante du cardinal Lustiger et celle de son disciple et
successeur le cardinal Vingt-Trois. Poulat a oublié, ou omis, toute cette
philosophie chrétienne, philosophia
perennis, philosophie pérenne, toujours présente, toujours féconde,
toujours inspiratrice de toutes sortes d‘œuvres nouvelles.
-
Mais Poulat pourrait
citer Gilson déclarant, explications et preuves à l’appui, la philosophie
chrétienne étrangère au monde contemporain. C’est-à-dire étrangère au monde
moderne et à sa modernité. Toutefois cette situation d‘être étranger au monde
est justement la « bonne nouvelle » qui nous a été annoncée. Nous n’avons pas
ici-bas de demeure permanente, nous sommes dans le monde mais comme n‘étant pas
du monde. Dès le début de son encyclique Pascendi,
saint Pie X établit qu‘à la base du modernisme il y a une erreur philosophique.
Bien que Kant n’y soit pas cité nommément, il est manifeste que cette erreur
est d’origine kantienne. Elle s’est installée à l’intérieur de l’Eglise, et
depuis lors elle n’en a pas été délogée. Elle fait que la philosophie
chrétienne est étrangère non pas seulement au monde profane, mais aussi à une
grande partie du clergé et de sa hiérarchie, et c’est cette grande partie qui
est élevée au rang de « tous » par Emile Poulat.
|