Les
«traversées» d'un
Jésuite - par Yves Chiron
Le Père
Jean-Yves Calvez, jésuite, né en 1927, a été, surtout un professeur : à
partir de 1953, à la Faculté de philosophie de son ordre, à Chantilly ; à
l’Institut d’Etudes politiques de Paris entre 1962 et 1997 ; à l’Institut
catholique de Paris, au Centre Sèvres, à l’université jésuite de Washington et
dans bien d’autres endroits dans le monde.
Le P. Calvez a
été aussi un homme d’appareil, naviguant, avec souplesse, dans les structures
complexes de l’ordre religieux le plus centralisé de l’Eglise catholique. De
1967 à 1971, il fut le premier Provincial de France – regroupement des quatre
anciennes provinces jésuites de France – , puis Assistant général du Supérieur
général des Jésuites, le P. Arrupe, de 1971 à 1983.
Il livre un
volume de mémoires sur trente années de vie jésuite (1958-1988)[1]Un ouvrage révélateur d’un esprit, qui a couru et qui court encore dans
l’Eglise ; un ouvrage qui apprend beaucoup aussi sur les conflits qui ont
opposé la Compagnie de Jésus à deux papes successifs, Paul VI puis Jean-Paul
II.
On ne
s’attardera pas à une méchanceté à l’égard de Mgr Lefebvre, dès le début du
livre. Méchanceté ou rumeur rapportée comme un fait avéré, une calomnie en tout
cas. Mgr Lefebvre, alors archevêque de Dakar, aurait manifesté « son
allergie à la nomination d’archevêques africains dans les nouvelles capitales –
trouvant les prêtres africains trop peu préparés » ; c’est cette
« allergie » de Mgr Lefebvre qui aurait incité Jean XXIII à le
relever de ses fonctions de délégué apostolique pour l’Afrique francophone (p.
22).
Un historien
aussi peu suspect de complaisance à l’égard de Mgr Lefebvre que Jean Chélini a
montré le contraire[2]. Sans parler
de la gratitude qu’a toujours manifestée le cardinal Thiandoum à l’égard de Mgr Lefebvre qui l’avait ordonné
prêtre et l’avait choisi pour lui succéder à Dakar.
Les « temps » teilhardiens
On sera plus
attentif à l’idée qui court tout au long du livre : l’histoire, celle de
l’Eglise comme celle du monde, est, selon le P. Calvez, une succession de
« temps » qui, au final, constituent une ascension, une évolution
vers le mieux ; malgré les moments de crises et les apparents échecs.
Teilhard de
Chardin, qui n’a jamais été professeur dans les scolasticats ou facultés
jésuites, a néanmoins influencé considérablement deux ou trois générations de
jésuites par ses écrits (même diffusés clandestinement). Chez le P. Calvez,
l’influence des écrits de Teilhard de Chardin, lus pendant les années de
formation, a été décisive.
Tout au long
de son livre, le prisme est celui de l’attention qu’il faut accorder aux
« mouvements profonds » des temps successifs et des
« adaptations » non moins nécessaires que ces temps exigent. Le temps
devient ainsi une sorte d’hypostase qui s’impose aux hommes, qui emporte les
plus conscients, les plus réceptifs, les plus ouverts, tandis que les autres
essaient d’y résister.
Le P.
Calvez,
dans ce livre, n’emploie pas les concepts de la pensée teilhardienne, mais il
relit sa propre histoire et l’histoire du monde dans un esprit teilhardien.
Les
« temps » que repère le P. Calvez dans sa propre vie, temps qui
s’accordent avec des moments importants de l’Histoire, rappellent les
« temps » que Teilhard repérait dans toute vie et dans l’histoire, ce
qu’il appelait aussi des « phases ».
Chez Teilhard
de Chardin, la « transformation » et l’ « instabilité
radicale in Christum »
deviennent des chances :
« Il y a
une infinité de vocations et, dans chaque vie, une infinité de phases. […] Il y
a pour chacun de nous, un temps pour croître, et un temps pour diminuer. Tantôt
c’est l’effort humain constructeur qui domine, tantôt c’est l’annihilation
mystique. Ce qu’il importe de voir, c’est que ces saintetés différentes sont
les nuances d’un même spectre. Toutes ces attitudes procèdent d’une même
orientation intérieure, d’une même loi qui combine le double mouvement de la
personnalisation naturelle de l’Homme, et de sa dépersonnalisation surnaturelle
in Christo.
[…] Je ne confère
aucune ”stabilité divine” à l’ordre naturel. Je dirais plutôt que cet ordre est
caractérisé par une instabilité radicale in Christum, tout se trouvant en porte-à-faux, en tendance, sur le Centre actuel du Plérôme. Mais c’est justement
par suite de ce porte-à-faux que le Christ a quelque chose d’un démiurge.[3]
À trois
reprises, le P. Calvez a eu l’impression de vivre l’émergence de temps
nouveaux :
- dans les
années d’après-guerre, alors qu’il est jeune jésuite ;
- au concile
(où il figure parmi les periti),
philosophe et théologien qui commence à être reconnu ;
- en mai 68,
alors qu’il dirige la Province jésuite de France depuis un an.
Il évoque ces
trois temps sur le même ton enthousiaste, avec des images et des termes très
proches :
L’après-guerre
• « fin de la guerre, après-guerre
bouillonnante ; dans l’Eglise de France : la mission ouvrière,
Teilhard de Chardin, ses écrits circulant sous le manteau, la lettre du
cardinal Suhard ”Essor ou déclin de l’Eglise ?”, si lue et si méditée. Un
sentiment de nouveau, de renouveau, à ce moment là… » (p. 11).
•
« c’était une période de grande effervescence. Dans l’Eglise :
Suhard, Teilhard, ai-je dit ; également la mission ouvrière… Dans le monde
aussi : l’existentialisme ! Sartre et Camus, Camus et Sartre. »
(p. 11).
Vatican II
•
« Quelle impression d’air plus léger, alors, de rajeunissement, de
relecture de l’Evangile même, par les concrétions multiséculaures » (p.
23).
•
« Souffle de l’Esprit. La Rome des années du concile, ce fut vraiment une
grande Pentecôte, et l’Eglise universelle en acte » (p. 23).
Mai 68
• « Comme une aube de
l’humanité. Car on voulait en somme tout recommencer de zéro. Recommencer la
société tout à neuf » (p. 28).
•
« il y avait bien, au début, la fraîcheur d’une aube, la légèreté de la
brise d’un paradis terrestre » (p. 29).
Les « barrages »
A côté de
Teilhard de Chardin, et de son « dynamisme ascensionnel », il y a eu
l’influence de Hegel, de sa recherche d’un sens de l’histoire. Dans cette
vision progressiste de l’histoire, tout ce qui n’est pas en syntonie est perçu
comme un obstacle, comme un frein, comme un recul.
Ainsi, le P.
Calvez oppose le « sentiment de nouveau, de renouveau », qu’il éprouve
dans les années d’après-guerre au « gel » que Pie XII impose dans les
années suivantes, aux « barrages » qu’il dresse, dans les dernières
années de son pontificat, pour tenter d’endiguer, de retenir le cours de
l’Histoire : « le pontificat de Pie XII dans sa dernière étape donne
une impression de barrages de toute sorte : barrage à l’esprit, c’est
mon sentiment, avec Humani generis et
avec des interdictions prononcées contre Fourvière, de Lubac et ses compagnons,
interdits d’enseignement, voire de publication : barrage aux initiatives
pastorales d’autre part (l’affaire des prêtres-ouvriers, c’est en 1953). Il me
reste, très fortes, toutes ces impressions de coups de barre, barrages et
blocages. »
Même avec le
recul du temps, le P. Calvez ne se détache pas de ses enthousiasmes ou de ses
sentiments négatifs. Aujourd’hui encore, il garde la nostalgie de Mai 68 :
« cette époque a eu aussi du positif, dans ses débuts surtout, de la
fraîcheur ai-je dit, et je me départis difficilement de ce jugement » (p.
79).
C’est toujours
à travers le prisme du progrès et de l’ « ouverture » que sont
jugés les choses et les hommes ; même quand l’auteur évoque l’histoire
tourmentée de la Compagnie de Jésus à partir des années 1965. Il cite
longuement le père Arrupe, supérieur général de l’ordre, dont il fut le
collaborateur proche pendant si longtemps – et la plume, parfois, peut-on
deviner.
Il y aurait
une analyse à faire pour comprendre comment les bouleversements extérieurs de
nombre de congrégations religieuses, sciemment provoqués par certains ou
acceptés par les autres, ont été spirituellement
vécus. Ils sont apparus comme des épreuves à accepter pour des lendemains
meilleurs dont on était en attente ; sans volonté ou espoir de revenir en
arrière. Au contraire, l’interprétation spirituelle des événements légitimait,
en quelque sorte, le fait accompli.
On ne citera,
à titre d’exemple, qu’un extrait d’un écrit du P. Arrupe, en 1976 :
« L’Eglise et la vie religieuse vivent aujourd’hui […] une condition d’exode
gigantesque : sortie d’une culture, de conceptions, de sécurités,
d’idéologies, d’un ordre social, sortie qui impose des ruptures et des
désappropriations parfois violentes et très douloureuses, d’autres fois
inconscientes, en vue d’inaugurer quelque chose de nouveau, d’inconnu, qui est
en train de s’engendrer comme spontanément et hors du contrôle de l’homme [4]».
Cette vision
de la vie de l’Eglise et de la vie religieuse a une tonalité nettement
hégélienne.
L’exode est à
la fois « individuel et collectif », écrivait le P. Arrupe, Dieu lui
donne sens, dans l’attente de « la nouvelle terre promise ».
Dans cette
perspective, tout retour en arrière ou même tout retour au centre est perçu
comme une erreur. L’intervention décisive du Pape en 1981 – Jean-Paul II a
nommé un délégué pontifical pour diriger la Compagnie de Jésus –, est racontée
en détail par le P. Calvez, avec force circonlocutions (les « critiques
que certains lui avaient faites à l’occasion des nombreux événements des années
soixante-dix, la Compagnie ne les méritait au moins pas toutes »). Mais,
au final, l’ancien Provincial de France, l’ancien assistant général du P.
Arrupe, qui a été au fait de toutes les crises et difficultés de son ordre,
n’admet pas la nécessité de l’intervention de Jean-Paul II : « Il
demeure quelque mystère de cette intervention pontificale de 1981 ».
Significativement,
– mais cela ne figure pas dans le livre – il accepte mal une autre intervention
pontificale. Récemment, à l’annonce du décret levant l’excommunication des
quatre évêques consacrés par Mgr Lefebvre, le P. Calvez a estimé :
« il y a bien des problèmes dans cet événement ». Cette décision lui
reste « en travers de la gorge », c’est sa propre expression[5].
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