Il y a 40 ans,
L’hérésie du XXe siècle
Diffusé en librairie à partir de décembre 1968, L’hérésie du XXe
siècle est un des livres les plus importants de Jean Madiran. Vingt ans
plus tard, dans la postface écrite pour la réédition de cet ouvrage, il
estimait : « S’il me fallait ne laisser après moi qu’un seul livre,
ce serait celui-là ». Il précisait encore : « J’ai exprimé dans
l’Hérésie toutes les raisons de mes refus et aussi toutes les idées pour
lesquelles je me bats. Tous les combats auxquels j’ai, en quelque sorte,
consacré ma vie.[1] »
Les premières lignes de l’avant-propos précisaient d’emblée :
« L’hérésie du XXe siècle est celle des évêques. Non qu’ils en soient les
inventeurs : mais les agents. Ils ne sont pas débordés par elle ; si
elle a presque tout envahi, ce n’est pas en raison de leur impuissance ou de
leur inattention, c’est parce qu’ils en sont. »
Comme toujours chez
Madiran, ce coup d’estoc s’accompagnait d’une
précision qui ne nuançait pas l’accusation mais faisait les distinctions
nécessaires pour mieux circonscrire son périmètre :
« Les évêques : mais combien d’entre eux ?
La “majorité“, à ce qu’ils disent, et souvent même quasiment
l’“unanimité“. Ils ont raison de le prétendre : ils ont raison en ceci que
leur prétention ne se heurte à aucune contestation épiscopale. Un très petit
nombre d’hérétiques, peut-être, fait marcher l’ensemble des évêques : mais
enfin ils marchent, et ceux mêmes qui ne voudraient point marcher acceptent de
faire semblant, ou de laisser croire qu’ils marchent aussi. […] Je ne suis
pas juge des culpabilités : je réponds à l’agression des erreurs qui
massacrent les âmes. Je constate que l’hérésie est enseignée par des évêques et
n’est pas contestée par d’autres évêques. »
La suite du livre ramènera ces « erreurs qui massacrent les âmes »
à sept « propositions », qu’il n’est pas inutile de rappeler
aujourd’hui :
I.
La transformation du monde (mutation de
civilisation) enseigne et impose un changement dans la conception même du salut
apporté par Jésus-Christ.
II.
La transformation du monde nous révèle que
la pensée de l’Eglise sur le dessein de Dieu était, avant la présente mutation,
insuffisamment évangélique.
III.
La foi écoute le monde.
IV.
La socialisation n’est pas seulement un fait
inéluctable de l’histoire du monde. Elle est une grâce.
V.
Aucune époque autant que la nôtre n’a été en
mesure de comprendre l’idéal évangélique de vie fraternelle.
VI.
Dans un monde tourné vers la prospective,
l’espérance des chrétiens revêt sa pleine signification.
VII.
Le droit naturel est l’expression de la
conscience collective de l’humanité.
On le voit, l’ouvrage analysait la crise du catholicisme
d’alors – nous étions en 1968 – en remontant aux principes. L’hérésie du XXe
siècle, disait Jean Madiran, est « le fruit d’une déchéance intellectuelle
sans précédent » (p. 64), elle est « la fille religieuse de la
philosophie moderne » (p. 66).
La recension de Marcel Clément
Marcel Clément, qui dirigeait alors L’Homme nouveau,
a bien vu l’importance du livre.
L’histoire de L’Homme nouveau comme la biographie
intellectuelle de Marcel Clément restent à écrire. À cette époque, Marcel
Clément s’associait, avec éclat, à une « Adresse au Pape » signée par
nombre de personnalités catholiques éminentes – P. Debray, J. de Fabrègues, E. Gilson,
A. Latreille, G. Marcel, H. Massis, F. Mauriac, E. Michelet, J. Ousset, L.
Salleron et d’autres.
Les signataires voulaient manifester
leur « obéissance » au Saint-Siège, disaient leur « filiale
affection » envers Paul VI, louaient « l’admirable effort de renouveau
de l’Eglise inauguré par le Concile » tout en dénonçant « une petite
minorité d’agitateurs, clercs et laïcs, qui prétendent régenter l’Eglise et
jettent partout le trouble et le doute.[2] »
Dans le numéro qui suivit cette « Lettre d’adhésion au
Saint-Père », Marcel Clément publia une recension du livre de Jean Madiran[3].
Cette marque d’estime publique ne manquait pas de courage. Marcel Clément
rendait compte, dans le même article, d’un ouvrage que le P. Louis Bouyer, un
des théologiens les plus importants du XXe siècle[4],
consacrait à la crise de l’Eglise (La Décomposition du catholicisme,
Aubier-Montaigne).
Du livre de Jean
Madiran, Marcel Clément écrivait :
On peut dire du dernier ouvrage de Jean
Madiran un peu l’inverse de ce que j’ai dit de celui du Père Bouyer. L’Hérésie
du XXe siècle est sans doute polémique par la forme, il l’est très peu, ou
pas du tout, par le fond.
La forme est parfois virulente. Certains y
verront une attaque contre des personnes. Ce sera, d’une certaine manière, un
contresens. Un peu comme de ramener ce que Péguy, naguère, écrivait à une
attaque personnelle contre M. Laudet. On a, incontestablement ici, affaire à un
genre littéraire caractérisé. La paille des mots ne doit pas dissimuler le
grain des choses.
À travers l’évocation du mouvement des idées
chrétiennes depuis cent ans, il n’est pas exagéré de dire que c’est un grand
livre de philosophie que l’auteur vient d’écrire. Au moment même où, souvent,
faute de culture chrétienne suffisante, la notion de nature semble vaciller
dans les esprits, Jean Madiran, avec une admirable force démonstrative, la
restaure, l’illustre et lui donne toute sa puissance en vue des heures de
résurrection.
Comme le Père
Bouyer, il dénonce dans la
crise actuelle l’influence d’une mythologie. « L’Hérésie du XXe siècle
relève de l’imaginaire ; elle est une mythologie : elle ne se fonde
pas sur une fausse conception des rapports de la nature et de la grâce. Elle se
fonde sur une méconnaissance radicale de l’ordre naturel, entraînant une
méconnaissance égale de l’ordre surnaturel » (p. 64).
Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour
me faire dire que le chapitre intitulé « préambule philosophique » et
cet autre consacré à la « situation de la loi naturelle » me
paraissent sans équivalent pour comprendre en profondeur les racines de la
crise intellectuelle contemporaine.
Là, on va plus profond encore que le Père
Bouyer.
Marcel Clément avait bien vu que Jean Madiran n’incriminait
pas, personnellement, « les » évêques de France mais qu’il dénonçait
d’abord une confusion intellectuelle. Vingt ans plus tard, l’auteur résumera
ainsi son propos : « L’Hérésie du vingtième siècle c’est d’abord et
avant tout la méconnaissance, le mépris et le refus de l’ordre naturel. Le
refus de la loi naturelle comme étant universelle et obligatoire, vraie pour
tous les hommes, en tous temps et en tous lieux. Certes le refus de cette
vérité objective ne constitue peut-être pas, à proprement parler, une hérésie
formelle ; mais plutôt une infirmité, dont les conséquences dans l’ordre
religieux entraînent ce que l’on peut appeler une hérésie : c’est-à-dire
la corruption des dogmes. Une hérésie d’autant plus pernicieuse que nous la
vivons de manière imprécise, impalpable, indéfinissable.[5] »
Quarante ans après la parution du livre, où en
sommes-nous ? La réhabilitation de la loi naturelle, c’est-à-dire sa juste
compréhension et sa réintroduction dans le discours de l’Eglise sont en cours.
En 1992, elle est à nouveau en bonne place dans le Catéchisme de l’Eglise
catholique. Depuis, Benoît XVI, à plusieurs reprises, a insisté sur les
conséquences de la méconnaissance de la loi naturelle, notamment « la
dérive relativiste qui blesse dramatiquement la société ».
Il a aussi demandé à la Commission théologique
internationale de préparer un document pour « que ce concept soit de
nouveau proposé et rendu incompréhensible dans le contexte de notre
pensée ». Après plusieurs mois de travail, ce document est prêt. Il a été
présenté au Pape en décembre dernier et il porte comme titre
(provisoire ?) : A la recherche d’une éthique universelle. Nouvel
éclairage sur la loi naturelle.
Paul VI et le Périconcile
Entretien paru dans Monde & Vie le 22
novembre 2008
Peut-on dire, depuis la première édition de votre
ouvrage en 1993, que l’historiographie a renouvelé notre vision de ce
pontificat ?
Les travaux sur Paul VI se sont multipliés. Il ne
se passe pas de mois sans que paraissent, dans tel ou tel pays, des études ou
des témoignages nouveaux sur ce pontificat et son événement majeur, le concile
Vatican II.
Cela dit, lors de la 1ère édition de mon
livre, il y a quinze ans, il était déjà possible d’avoir une vision claire du
rôle de Paul VI au concile Vatican II et dans l’élaboration de la réforme
liturgique. Par exemple, les volumineux Mémoires de Mgr Bugnini, le maître
d’œuvre de la réforme liturgique, étaient déjà parus. Ils sont essentiels à
deux points de vue : d’une part, pour mesurer combien cette réforme a été
« fabriquée » (l’expression est de celui qui est devenu Benoît
XVI) ; d’autre part, parce qu’ils permettent de voir combien Paul VI a
suivi de près cette réforme. Elle n’a pas été menée à son insu. Depuis,
d’autres témoignages sur la réforme liturgique sont parus, mais ils n’ont fait
que confirmer ou préciser ce que l’on savait déjà.
Une source de documentation pourrait modifier la vision
que l’on a de Paul VI : l’ouverture des Archives Secrètes Vaticanes. Mais
il faudra attendre, sans doute, au moins une vingtaine ou une trentaine
d’années.
Un
Benoît XV ou un Pie XII ont souffert de la guerre, Paul VI, lui, semble avoir
été profondément marqué par la crise que vivait l’Eglise. Pourtant,
paradoxalement, son action au sein du Concile Vatican II permet à la crise de
s’affirmer. Peut-on parler d’un manque de lucidité sur la modernité et ses
enjeux ?
Au concile de Vatican II, l’action de Paul VI est
ambivalente, voire contradictoire. Je crois qu’il faut distinguer, plus qu’on
ne l’a fait jusqu’ici, trois niveaux ou trois strates : les textes du
concile, les interventions de Paul VI dans la vie du concile et ce que
j’appellerai le périconcile.
1. Les textes du concile (constitutions
dogmatiques, constitutions pastorales, décrets, déclarations) sont tous, sans
exception, des textes de compromis et même, peut-on dire, des textes
composites. Ils ne sont pas l’expression de la pensée personnelle de Paul VI,
même s’il est évident qu’il les a approuvés.
2. Sa pensée personnelle, il faut la chercher
ailleurs. Le Pape n’assiste pas ordinairement au concile. Il intervient
indirectement : par certaines instances qu’il a mises en place, par des
cardinaux ou des évêques auxquels il demande d’intervenir dans les
congrégations générales, par certains théologiens proches de lui qui œuvrent au
sein des commissions de travail restreintes. Enfin, Paul VI intervient
directement mais très rarement : soit en prononçant des discours en
séances solennelles (ses discours d’ouverture des IIe, IIIe et IVe session, par
exemple) soit en faisant lire et insérer des amendements voire un texte complet
(c’est le cas de la fameuse Nota explicativa praevia qui, ajoutée en dernière
minute, vient rappeler la primauté pontificale et préciser le sens, limité, de
la collégialité).
3. Enfin, il y a le périconcile que
le Pape ne contrôle pas du tout. J’appelle ainsi les articles, livres,
conférences, interviews que théologiens ou laïcs, et aussi évêques et
cardinaux, multiplient avant l’ouverture du concile (dès l’annonce par Jean
XXIII en 1959 et dès les travaux préparatoires), pendant les sessions
conciliaires, pendant les intersessions et après le concile. On a là une
« littérature » très abondante qui a influencé considérablement
l’évolution de l’Eglise.
Ces trois niveaux ne se complètent pas forcément,
ils ont pu s’opposer. Pour résumer : Paul VI n’a pas été univoque, il a pu
se trouver, certaines fois, en opposition avec la tendance dominante du concile
et avec le périconcile.
En dernière analyse, vous reprenez les mots de Jean
Guitton : « Paul VI n’était pas fait pour être pape ». Quelle différence entre
le « moment nécessaire » Benoît XVI d’avril 2005 et ce jour du 21 juin 1963 qui
voit l’élection du cardinal Montini ?
Ce jugement de Jean Guitton m’a beaucoup surpris.
Il a fréquenté Montini/Paul VI pendant vingt-huit ans. Il a publié trois livres
sur lui, plutôt élogieux. Mais lors de notre longue rencontre, il a livré le fond
de sa pensée, s’effrayant lui-même de ses propres audaces.
Les cardinaux qui ont élu Jean XXIII ont voulu
élire un pape de transition. Ils ont eu, contre toute attente, un pape de
révolution, si l’on peut dire. Après Jean XXIII, ils ont voulu élire un pape de
continuité. Ils l’ont eu, trop peut-être. Paul VI a été débordé, en quelque
sorte, par l’événement conciliaire et il n’a pas su maîtriser « la
tempête qui a suivi » (l’expression est de lui). Mais c’est Jean XXIII qui
avait ouvert l’outre aux vents.
Yves Chiron, Paul VI, Via
Romana, 326 pages,
édition révisée et complétée, index, 25 euros [disponible franco de port auprès
d’Aletheia].
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