Frère Roger
- le
fondateur de Taizé
Entretien
avec Yves Chiron
Propos
recueillis par Rémi Fontaine
PRÉSENT
— Samedi 5 avril 2008
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— Comment avez-vous été amené à
consacrer une biographie à Frère Roger, le fondateur de Taizé, qui
est une grande figure de l’œcuménisme ?
— Lorsqu’au début des années 1990, je
menais des recherches pour une biographie de Paul VI, j’ai trouvé
trace dans ses relations, dès la fin des années quarante, les deux
fondateurs de Taizé, les pasteurs calvinistes Roger Schutz et Max
Thurian. Je suis alors allé à Taizé, en visiteur, et je suis entré
en relations épistolaires avec Max Thurian qui, depuis quelques
années, s’était converti au catholicisme et avait été ordonné
prêtre par l’archevêque de Naples.
Par la suite, j’ai continué à m’intéresser
à l’histoire de Taizé. L’événement qui m’a incité à
reprendre mes recherches a été la communion donnée à Frère Roger le
jour des obsèques de Jean-Paul II par le cardinal Ratzinger. Si le
futur Benoît XVI a donné la communion catholique au fondateur de
Taizé, c’est qu’il jugeait, en conscience, que c’était possible.
L’image a été retransmise dans le monde entier et a stupéfait
beaucoup de monde, y compris nombre de cardinaux. Comment celui qu’on
considérait encore comme un pasteur protestant a-t-il pu recevoir la
communion catholique ? Le cardinal Barbarin m’a écrit qu’aussitôt
après la cérémonie il a interrogé le cardinal Kasper, Préfet du
Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, le
mieux placé pour connaître la situation de Frère Roger. Le cardinal
Kasper lui a répondu : « Il est formellement catholique. »
Que signifie l’expression ? J’ai cherché à
en savoir plus. J’ai interrogé l’évêque d’Autun, qui m’a fait
part de ce qu’il savait et de ce qu’il avait appris de Frère Roger
lui-même : à savoir que depuis 1972, le fondateur de Taizé
communiait, exclusivement, à l’Eucharistie catholique. J’ai
interrogé Frère Alois, le successeur de Frère Roger comme prieur de
Taizé, j’ai interrogé le Conseil pontifical pour l’unité des
chrétiens. Et j’ai publié les premiers résultats de mes recherches
dans Aletheia, en 2006. Relayées par Le Monde, mes
informations ont suscité une controverse considérable, qui s’est
étendue dans plusieurs pays. Frère Alois, dans une interview, et Mgr
Daucourt, évêque de Nanterre, chargé de l’oecuménisme au sein de l’épiscopat
français, dans un communiqué, ont contesté mes conclusions sur la «
conversion » de Frère Roger.
D’où le projet de rédiger une biographie
complète. J’ai exploré de nombreuses archives diocésaines et
oecuméniques, en France et en Suisse, et aussi des archives civiles qui
m’ont appris beaucoup de choses. J’ai interrogé des membres de la
famille de Frère Roger, des frères ou d’anciens frères de la
Communauté, des familiers de Taizé.
Une bonne partie de ce qui a été écrit, jusqu’ici,
sur Taizé et son fondateur relève de la légende dorée. J’ai voulu
regarder derrière le rideau, sans créer pour autant une légende
noire.
— Du protestantisme au catholicisme :
pouvez-vous résumer brièvement l’itinéraire de ce « passeur de
frontières » ?
— Le fondateur de Taizé est né en Suisse, fils
et petits-fils de pasteurs calvinistes. Mais son grandpère maternel, qui
était français, était né catholique. Il était entré au séminaire et
avait reçu les ordres jusqu’au sous-diaconat. Au moment du concile
Vatican I, il a refusé le dogme de l’infaillibilité pontificale et a
rejoint le schisme des Vieux-Catholiques. Il est devenu prêtre
vieux-catholique puis il est passé au protestantisme évangélique où il
est devenu pasteur. Dans ses nombreux écrits, Frère Roger n’a jamais
parlé de ce grand-père catholique, le sujet était tabou à Taizé. Et
pourtant le fait me semble très éclairant pour comprendre le parcours de
Frère Roger. En quelque sorte, il a accompli le chemin inverse de son
grand-père.
Le jeune Roger Schutz voulait devenir écrivain.
Il a essayé. Puis, il s’est résolu à faire des études de théologie
et à devenir pasteur. Dès ses études, il a eu le projet d’une
communauté. Il s’est installé à Taizé, en 1940. Un embryon de
communauté est né en 1942. Une communauté monastique protestante était
une grande nouveauté dans le paysage protestant français. Et l’on peut
dire que Taizé a connu autant de réticences et de critiques de la part
des protestants (notamment réformés) que du côté catholique. Le
fondateur, Roger Schutz, a trouvé en Max Thurian, pasteur lui aussi, le
théologien, l’alter ego, qu’il lui fallait.
La communauté de Taizé, y compris dans son
nom, a été longtemps en recherche. D’où des relations tous azimuts.
A Rome, ils sont reçus dès 1949, au plus haut niveau. Pie XII recevra
deux fois, en audience privée, les deux fondateurs de Taizé,
indication, si nécessaire, que Pie XII n’était pas fermé à tout «
dialogue » avec les non-catholiques ; il recevra d’autres
personnalités protestantes.
Taizé, dans les années cinquante et jusqu’à
la fin du concile Vatican II, est une communauté oecuménique (avec des
frères de différentes confessions, mais il n’y a pas encore de
catholiques) et qui prend des initiatives parfois spectaculaires en
matière oecuménique. Un des grands événements de la vie de Frère
Roger est la participation au concile Vatican II. Avec Max Thurian, il
figure parmi les nombreux « observateurs » non catholiques invités à
assister au concile. Ils seront présents aux quatre sessions
(1962-1965). L’influence a été à double sens : leur présence
quotidienne, les relations personnelles qu’ils se sont ingénié à
entretenir avec un nombre incalculable d’évêques du monde entier, la
participation de Max Thurian à la rédaction de certains textes
conciliaires montrent une influence certaine de Taizé sur une large
portion de l’Eglise catholique. Mais, en retour, Roger Schutz et Max
Thurian ont été marqués, influencés eux aussi par le catholicisme et
Vatican II.
Dans les années suivantes, par ses
déclarations sur le Magistère pontifical, par l’entrée de frères
catholiques dans la communauté, par la communion catholique reçue à
partir de 1972, Frère Roger s’éloigne du protestantisme. On pourrait
ajouter d’autres faits d’importance : depuis la fin des années
cinquante, il ne célèbre plus le culte protestant et depuis cette
même date – et jusqu’à sa mort – il se confesse à un prêtre
catholique. J’ai pu dresser la liste de ses confesseurs successifs. Un
des derniers d’entre eux, mort en 2002, était un vieux prêtre, en
soutane, très traditionnel.
— A côté d’une forme indéniable de «
sainteté », la vie de Frère Roger (comme celle de Mgr Escriva ou
celle de Mère Teresa dans une très moindre mesure) suscite certaines
interrogations et fait l’objet de controverses par ce qu’on appelle
une certaine « hétéropraxis », voire une certaine hétérodoxie, sur
quelques points nouveaux relativement au passé. Quelle est votre
position à ce sujet ?
— Je ne m’aventurerai pas, ici, à m’exprimer
sur Mgr Escriva ou Mère Teresa (avec laquelle Frère Roger a été
très lié). Je crois que, concernant Frère Roger, deux points
demeurent en question. Il était « formellement catholique » nous dit
le cardinal Kasper ; Frère Alois et Mgr Daucourt refusent le terme «
conversion » à son sujet. D’origine protestante, formé et consacré
comme pasteur, peut-on devenir « catholique » sans « conversion » ?
Depuis une quarantaine d’années, la cérémonie d’abjuration n’existe
plus dans sa solennité. Ce qui est demandé à un protestant qui
devient catholique, c’est une confession sacramentelle, une profession
de foi catholique et la communion à l’eucharistie catholique qui
devient, ainsi, le signe visible de son appartenance à la communion
ecclésiale catholique.
Le drame de l’Eglise catholique est d’avoir
favorisé, parallèlement, ce qu’on appelle l’hospitalité
eucharistique : la communion catholique donnée à des noncatholiques,
dans certaines conditions. Dans le cas de Frère Roger, il s’est bien
agi d’une communion catholique, exclusive de tout autre, et non d’une
simple hospitalité eucharistique.
Mais, sa conception de l’Eglise pose encore
question. L’ « Eglise universelle » sur laquelle il a tant écrit,
était-elle bien identifiée par lui à l’Eglise catholique romaine,
je n’en suis pas sûr. Il avait une vision plus large de l’Eglise,
qui lui venait du mouvement suisse romand protestant « Eglise et
liturgie », et qui était répandue par d’autres théologiens
protestants (Jean de Saussure, par exemple) : une Eglise universelle,
qui dépasserait les confessions, les dénominations. L’originalité
de Frère Roger, qui a été critiquée et refusée par nombre de
protestants, a été de considérer que le Pape devait être le centre
de cette Eglise universelle. Pour autant, sa vision de l’Eglise ne
correspond pas complètement à la doctrine catholique de l’Eglise.
— Dans ce travail de bénédictin que
constitue cette importante biographie insérée dans l’histoire de l’Eglise
et de sa crise contemporaine, avez-vous vous-même évolué, appris des
choses importantes celées au premier abord ? Qu’est-ce qui vous
touche le plus dans la vie de Frère Roger ?
— Rejeter dans les ténèbres extérieures de
l’Eglise Frère Roger et Taizé me semble une attitude simpliste. L’itinéraire
de Frère Roger est, en un certain sens, admirable. Il a cherché,
sincèrement, même si, dans ses relations avec les catholiques comme
avec les protestants, il a agi non sans habileté. Après le concile
Vatican II, plus que nombre d’évêques français, il a perçu la
crise de l’Eglise, le désarroi de ce qu’on appelait les «
intégristes ». Il a introduit des chants en latin à Taizé parce que
le latin était abandonné dans la plupart des églises de France. A
propos de la nouvelle messe, il a dialogué avec Jean Madiran, la revue Itinéraires
a publié leur correspondance.
Chez Frère Roger, un certain goût pour le
secret ou la discrétion s’alliait, paradoxalement, à un grand don
dans l’art du faire savoir, pour ce que Taizé voulait faire savoir.
Ce sont les aspects irritants d’une personnalité complexe, sincère.
On lui doit aussi d’avoir compris très tôt, dès le milieu des
années soixante, que la jeunesse commençait à traverser une crise
profonde. Mai 68 en a été une des manifestations les plus
spectaculaires, et grotesques. A cette crise de la jeunesse, Frère
Roger et Taizé vont chercher à apporter des réponses. Ce seront
successivement le « Concile des Jeunes » (qui fut largement un échec
malgré son succès numérique) puis les Rencontres européennes de la
jeunesse qui sont parfois, aujourd’hui, des Rencontres mondiales.
Progressivement, Taizé a mis en oeuvre une pédagogie spirituelle à
destination de la jeunesse, une pédagogie d’accompagnement. On peut
juger très minimaliste l’enseignement que dispense Taizé dans ces
grands rassemblements, mais des milliers de jeunes découvrent ou
redécouvrent le silence et la prière. Certes ce n’est pas suffisant,
mais ce n’est pas rien.
Yves
Chiron, Frère Roger. Le fondateur de Taizé, Perrin, 2008, 415
pages.
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