Christophe Geffroy
: Benoît XVI et « la
paix liturgique » - une étude documenté et militante
Christophe
Geffroy a fondé la Nef, il y a près de vingt ans. Il voulait militer,
selon le titre de son premier éditorial, pour l’union des forces
traditionnelles par une revue mensuelle qui allie journalisme et réflexion,
information factuelle et combat des idées. À ce jour, 197 numéros sont parus et
l’on peut dire que Christophe Geffroy est resté fidèle à son projet initial.
Certes, dans la forme, la revue a changé. Elle a pris de la couleur et de
l’élégance dans la mise en page. Elle s’est ouverte à de nouvelles questions
(avec une part plus importante accordée aux questions de société). Elle s’est
ouverte aussi à de nouveaux collaborateurs.
Il
n’est pas sûr qu’aujourd’hui Christophe Geffroy formulerait de la même manière
les cinq points qui constituaient la « Charte de La Nef » en
1990. C’est que, depuis cette date, le monde et l’Eglise ont changé. Loin
d’être une rupture, le pontificat de Benoît XVI a accentué une marche — un
« retour au centre » (au sens balthasarien) — commencée sous le
pontificat précédent. La Nef, fidèle au 4e point de sa
Charte : « Attachement indéfectible à la primauté souveraine du Pape
comme chef de l’Eglise et soutien de son autorité universelle sur
celle-ci », a accompagné cette marche.
Sur
la question liturgique, dès son premier numéro, en décembre 1990, la revue
avait pris le parti de publier le calendrier liturgique du mois en deux
colonnes parallèles : calendrier de saint Pie V d’un côté, calendrier de
Paul VI de l’autre. Près de deux cents numéros plus tard, ce diptyque est
toujours présent, même si le calendrier liturgique n’occupe plus une pleine
page. Cette égale importance accordée aux deux calendriers n’est pas
anecdotique. Elle est un signe de ce pour quoi la revue a milité dès
l’origine : que la liturgie latine dite de saint Pie V puisse être
maintenue « pour toute communauté qui le souhaite », communauté étant
à prendre, ici, au sens large (communauté religieuse, paroisse, etc.).
Christophe Geffroy et la Nef n’ont jamais réclamé l’abolition du missel
de Paul VI, ni le retour obligatoire au missel de saint Pie V, mais leur
coexistence pacifique et respectueuse l’une de l’autre.
Dans
son éditorial du premier numéro de la Nef, Christophe Geffroy citait la
parole du Christ que nous rapporte saint Jean : « Il y a des demeures
nombreuses dans la maison de mon Père » (Jn 14, 2). Dix-huit ans plus
tard, on retrouve cette même parole à la dernière ligne de l’ouvrage qu’il
vient de publier. Cela indique chez l’auteur une volonté d’unité, dans la foi
commune, au-delà des « différences légitimes et enrichissantes ».
Cette position se retrouve appliquée précisément à la question liturgique.
C’est
une étude, fort documentée, intitulée Benoît XVI et « la paix
liturgique » (Cerf, 311 pages, 24 euros). Le titre, et l’intention,
rappellent La Paix de Mgr Forester de l’abbé Brian Houghton (1979 pour
l’édition anglaise, 1982 pour la traduction française aux éditions DMM). Mais
là où l’abbé Houghton publiait une sorte de roman d’anticipation liturgique, Christophe
Geffroy publie un essai qui est à la fois une étude historique et un ouvrage
militant.
Genèse
du motu proprio
L’ouvrage
s’ouvre par une présentation rapide du motu proprio du 7 juillet 2007.
Christophe Geffroy y discerne, à juste titre, trois motifs : réconcilier
les catholiques, resacraliser la liturgie, affirmer la continuité historique
d’un missel à l’autre. On pourra en ajouter un quatrième : réparer
l’injustice subie par les catholiques à qui l’on a pratiquement interdit la messe
traditionnelle pendant plus de trois décennies.
C.
Geffroy recherche ensuite la genèse de ce motu proprio dans les écrits du
cardinal Ratzinger consacrés à la liturgie. De tous les cardinaux créés depuis
le concile Vatican II, le cardinal Ratzinger a été, sans conteste, celui qui a
le plus écrit sur la question liturgique. Aujourd’hui, devenu le pape Benoît
XVI, il a des idées bien précises sur ce qui reste à faire pour restaurer un
véritable Esprit de la liturgie (titre d’un ouvrage qu’il a publié en
2000).
Le
directeur de la Nef a retenu quatre livres sur la liturgie publiés par
Joseph Ratzinger entre 1985 (1981 pour l’édition allemande) et 2003. Les pages
qu’il leur consacre témoignent d’une lecture attentive et intelligente. Mais
Christophe Geffroy minimise l’évolution qu’on a pu observer chez le cardinal
Ratzinger dans ces années. Il estime que dans La Célébration de la foi,
publié en français en 1985, on trouve les « principales idées [de
Ratzinger] sur la liturgie, reprises ou développées par la suite ». Cette
affirmation me semble exagérée.
On
trouvait certes, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, sous la
plume de celui qui n’était encore qu’archevêque de Munich, des pages sur la participatio
actuosa, par exemple, ou sur la caractère « fabriqué » de la
nouvelle liturgie (« un ouvrage revu et corrigé par des professeurs »
disait Ratzinger) qu’on relira, sous des formes guère différentes, dans ses
ouvrages de la fin des années 1990. Mais, sur d’autres points importants – la « réforme
de la réforme » ou la remise à l’honneur du rite dit tridentin –, il y a
bien eu, chez le cardinal Ratzinger, une évolution intellectuelle et
spirituelle.
Dans
un ouvrage paru en 1981, que Christophe Geffroy ne cite pas, celui qui n’est
pas encore le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi
estimait encore : « on est obligé de qualifier d’irréel l’entêtement
à garder le ”missel tridentin”[1] »
Le
Bref examen critique
Le
chapitre 3, consacré à la crise de l’Eglise, est intéressant. Christophe
Geffroy cherche à être plus explicatif que descriptif. Néanmoins, pour s’en
tenir au descriptif, on contestera l’affirmation : « la crise que
l’Eglise traverse depuis le concile Vatican II » (p. 57)[2].
En réalité, la crise de l’Église est antérieure au concile, elle date des
années 50 et même, en certains domaines, de l’immédiat après-guerre ;
qu’il s’agisse de la chute des vocations, de la crise d’identité du clergé, des
expérimentations hasardeuses en matière pastorale, catéchétique ou liturgique.
Le concile, comme événement, n’a pas enrayé cette crise polymorphe et, au
contraire, a favorisé son développement (je ne parle pas, ici, des documents
conciliaires promulgués mais du bouillonnement de paroles, de discours et
d’initiatives qui ont précédé, accompagné puis suivi les quatre sessions
conciliaires ; ce qu’on pourrait appeler le périconcile).
Les
chapitres 4 et 5, consacrés à l’histoire de la réforme liturgique et à
l’opposition à cette réforme, sont parmi les plus intéressantes de l’ouvrage.
Les informations sont nombreuses, précises et honnêtement présentées. On
relève, entre autres rappels pertinents :
la nécessité reconnue par Mgr Lefebvre, en 1965, de réformer la messe
(p. 109) ; la « messe expérimentale » de 1967 refusée par le
synode réuni à Rome (p. 116-117) ; les contradictions de l’instruction de
1969 sur la communion dans la main (p. 119-120) ; le dialogue du
Saint-Siège avec Mgr Lefebvre et la FSSPX qui n’a commencé vraiment qu’en 1982
(p. 150) ; la création d’une commission cardinalice sur la messe
traditionnelle en 1986 (p. 151), commission dont la composition et l’histoire
restent, en partie, encore inconnues aujourd’hui ; la faiblesse de
l’argumentation théologique de la FSSPX dans sa critique du CEC et du NOM (p.
183).
Les
pages sur le Bref examen critique de la nouvelle messe, présenté à Paul
VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci en 1969, sont bien informées. À juste
titre, C. Geffroy fait remarquer que la supplique n’est pas restée sans effet,
puisque l’Institutio generalis a été modifiée en plusieurs points
(notamment le § 7 du ch. II qui donnait une définition de la messe). Il y aura
d’autres modifications. À ce jour, il manque une étude exhaustive des
différentes modifications intervenues dans le nouveau missel d’une édition
typique à l’autre (l’édition typique de 2002 comprise).
Après
la publication du Bref, Dom Lafond, moine de l’abbaye de
Saint-Wandrille, a publié une lettre du cardinal Ottaviani, en date du 17
février 1970, qui disait notamment : « je regrette seulement que l’on
ait abusé de mon nom dans un sens que je ne désirais pas, par la publication
d’une lettre que j’avais adressée au Saint-Père sans autoriser personne à la
publier[3] ».
Jean Madiran, témoin et acteur dans cette affaire, a contesté l’authenticité de
cette lettre[4].
C.
Geffroy a l’honnêteté de signaler les deux versions de cette controverse. On
peut, cependant, ajouter une autre pièce au dossier. Emilio Cavaterra, un des
biographes du cardinal Ottaviani, a apporté d’autres lumières sur le Bref.
Il se fonde notamment sur les carnets intimes de l’ancien Préfet du Saint-Office
et sur plusieurs témoignages, entre autres, celui du cardinal Siri et celui de
Mgr Agustoni, secrétaire d’Ottaviani. Il expose malheureusement trop brièvement
l’affaire[5].
Le cardinal Bacci n’aurait pas joué un rôle secondaire, comme on le lit souvent[6].
La signature du Bref aurait été extorquée au cardinal Ottaviani par « un
véritable coup de main » de certains de ses familiers.
L’histoire
critique du Bref, de ses origines, de sa rédaction, de sa réception par
Paul VI et de ses conséquences reste à écrire.
Examinant
l’opposition à la réforme liturgique, et les autres motifs d’opposition aux
orientations de l’Eglise depuis le concile Vatican II, Christophe Geffroy
accorde une large place à la FSSPX. Il raconte son histoire avec un souci de
rigueur dans l’information qui est rare. La suspense a divinis de 1976
puis l’excommunication de 1988 sont les deux moments les plus dramatiques de la
résistance lefebvriste. À chaque fois, C. Geffroy fait des rappels utiles (par
exemple, les mises en garde de Louis Salleron et du Père abbé de Fontgombault
en 1976) qui ne laissent dans l’ombre aucun aspect de la situation et qui
exposent les argumentations des uns et des autres.
Après
avoir évoqué longuement, les différents moments du dialogue, à éclipses, de la
FSSPX avec Rome, Geffroy porte une appréciation qui sonne juste :
« Rome a raison quand elle essaie depuis le jubilé de l’an 2000 d’obtenir
d’abord un accord juridique permettant à la Fraternité d’avoir sa place dans
l’Eglise ; le reste viendra après progressivement. Car, ne l’oublions pas,
il y a une grâce de la communion retrouvée et celle-ci contribue à montrer
l’Eglise sous son véritable jour et à faire tomber peu à peu les préventions
qui obscurcissent l’intelligence. Le problème avec la Fraternité n’est pas
d’abord doctrinal, quoi qu’elle en dise — même si je ne nie pas,
évidemment, qu’il existe un grave contentieux doctrinal —, il est d’abord
une question de foi dans l’Eglise, de peur et donc de manque de confiance »
(p. 192-193).
Des
vues d’avenir
Le
dernier chapitre de l’ouvrage est une présentation chronologique des
enseignements récents du Magistère sur la liturgie. Sont examinés six documents
importants parus entre 2001 et 2007 : de l’instruction sur « l’usage
des langues vernaculaires dans l’édition des livres de la liturgie
romaine » à l’exhortation apostolique Sacramentum Caritatis qui
fait suite au synode sur l’Eucharistie réuni à Rome à l’automne 2005.
Christophe Geffroy a raison d’attirer l’attention sur ces enseignements et
instructions du « Magistère récent ». Les catholiques ignorent trop
ce qu’enseigne Rome sur ces sujets ; et, généralement, les catholiques
traditionnels connaissent mal les interventions de Rome en matière liturgique
depuis 1969, y compris les interventions les plus solennelles qu’ont
représentées les éditions typiques successives du nouvel Missel (1970, 1975,
2002).
Néanmoins,
ne peut-on estimer que dans des temps normaux, dans des temps paisibles, les
simples fidèles ne devraient pas avoir à s’intéresser de près aux instructions
et directives venues de Rome. Ils feraient confiance à leurs pasteurs immédiats
(curé et évêque) pour être guidés sur le chemin de la foi et de la vie
chrétienne.
Christophe
Geffroy, « en guise de conclusion », émet, sur une dizaine de pages,
des propositions et des suggestions et des opinions qui sont la part la plus
personnelle de son ouvrage. Curieusement, il pense que la « réforme de la
réforme » voulue par Benoît XVI n’a pas encore commencé (p. 273, p. 275).
Au contraire, elle me semble en marche. Soit avec éclat, par le motu proprio du
7 juillet 2007 et par la lettre aux évêques qui l’accompagne, soit par touches
successives, avec les initiatives prises par le pape lors de ses célébrations
publiques de la messe (agenouillement pour la communion, etc.), initiatives qui
sont autant d’enseignements par l’exemple.
Plus
loin, Christophe Geffroy estime que la « cohabitation » actuelle des
deux formes du rite romain n’est pas satisfaisante et devra prendre d’autres
formes. Il juge, ainsi, que l’usage exclusif du missel traditionnel concédé par
le Saint-Siège à l’Institut du Bon Pasteur en 2006 « crée une ambiguïté
détestable » (p. 279). Cette concession à l’IBP pourrait, selon lui,
servir de prétexte pour dévaloriser voire mépriser la forme nouvelle du rite
romain. C. Geffroy dit aussi avoir « du mal à comprendre le blocage de
certains de ces prêtres “traditionnels“ qui refusent toute célébration du
nouvel Ordo – donc aussi la concélébration de la messe chrismale avec
l’évêque » (p. 281). Il affirme même : « Benoît XVI a
explicitement demandé que les prêtres célébrant avec l’ancien missel ne
refusent pas de célébrer avec le nouveau » (p. 282, note 1).
Comme
l’ont déjà fait remarquer Jean Madiran et Denis Sureau, en promulguant le motu
proprio libéralisant la messe selon le rite traditionnel, Benoît XVI n’a pas
rendu obligatoire la messe selon le rite ordinaire. Il a demandé que la
célébration avec les nouveaux livres ne soit pas exclue « par
principe ». Jean Madiran l’a souligné : « Refuser la messe
montinienne par principe, ce serait la refuser comme invalide ou
comme hérétique ». Ce qui n’est pas le cas, sauf exception. Et,
comme l’a écrit Denis Sureau, « le curé célébrant selon la forme ordinaire
n’est pas contraint de célébrer dans la forme extraordinaire ; on voit mal
pourquoi l’inverse s’imposerait. »
La
coexistence de deux liturgies de rite romain est une nouveauté dans l’histoire
de l’Eglise catholique. Mais il y a des précédents historiques pour d’autres
rites, et des précédents qui durent depuis des siècles : le rite byzantin,
pour s’en tenir aux Eglises catholiques, s’exprime à travers différentes
formes : le rite byzantin-ukrainien, le rite grec-melkite, etc.
C.
Geffroy estime encore que la multiplication de paroisses dévolues au seul rite
dans sa forme traditionnelle « risquerait de favoriser la tentation du
“ghetto“ » (p. 281). Cette crainte me semble infondée. À Paris, il y a eu
neuf paroisses dévolues exclusivement à l’un ou l’autre des rites catholiques
orientaux. On ne voit pas que les fidèles qui fréquentent ces paroisses de rite
oriental aient la sensation d’être dans un « ghetto » ou soient
amenés à mépriser les catholiques de rite romain. Au contraire, même, elles ont
été attirantes : depuis les années 1970, des fidèles ont déserté leurs paroisses
habituelles, où le rite romain était trop bouleversé, pour rejoindre ces
paroisses de rite catholique oriental.
On
relèvera enfin que C. Geffroy fait des propositions concrètes qui sont de
nature « à changer assez profondément l’esprit de la liturgie
actuelle [montinienne]» (p. 284-285). Benoît XVI a déjà montré l’exemple
sur certains points, et, en France, certains prêtres ont commencé à l’imiter.
Le livre de Christophe Geffroy, malgré les
quelques divergences que l’on peut exprimer, est très utile. Il devrait être lu
par les évêques français qui, pour nombre d’entre eux, connaissent mal le monde
traditionaliste, son histoire, ses divisions et subdivisions. Il devrait être
lu aussi par les historiens, y compris par les historiens catholiques du catholicisme
contemporain qui, sauf exceptions très rares, lorsqu’ils abordent, la crise de
l’Eglise et les résistances qu’elle a suscitées, sont, à l’évidence, mal
informés. Il devrait être lu, enfin, par les catholiques traditionnels
eux-mêmes qui, parfois, connaissent mal ce qu’a fait Rome, ce qu’a dit Rome et
les raisons des divisions et des séparations qui ont affecté leur propre
histoire.
Je serai présent à la 23e Fête du Livre
de Saint-Étienne, les 18 et 19 octobre prochains. Je serais heureux d’y
rencontrer les lecteurs d’Aletheia qui habitent Saint-Étienne et sa
région.
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