«
Le monde diabolique
ne peut pas s’agenouiller » - par Yves Chiron
La
liturgie est au cœur de l’action et de l’enseignement de Benoît XVI.
Ses interventions et décisions en la matière sont fréquentes et d’importance.
Qu’il s’agisse de discours, d’allocutions, d’homélies, du motu
proprio libérateur du 7 juillet 2007, ou de décisions et d’initiatives
personnelles.
Pour
Benoît XVI, la question liturgique n’est pas une simple affaire de «
pratiques cultuelles ». Ce qui est en jeu dans la liturgie, c’est la
compréhension de Dieu et du monde, notre relation au Christ et à l’Eglise.
Il y a quelques années, dans un livre consacré à la liturgie, celui qui
allait devenir Benoît XVI la définissait comme une « relation à Dieu
» et une anticipation de la vie future : « Le rapport à Dieu détermine
tous les rapports, ceux des hommes entre eux et ceux des hommes avec le
reste de la Création. L’adoration, qui nous relie à Dieu, est donc
constitutive de l’existence humaine. Elle l’est d’autant plus qu’elle
permet à l’homme de dépasser sa vie quotidienne, de participer déjà
à la façon d’exister “du ciel“, du monde de Dieu. En ce sens, la
liturgie anticipe la vie future […] et donne sa véritable envergure à
la vie présente. Sans cette ouverture vers le Ciel, notre vie ne serait
qu’une existence emmurée et vide[1].
»
C’est
dans cet esprit qu’il faut comprendre deux initiatives que le Pape a
prises ces dernières semaines.
À
Rome, une paroisse personnelle (c’est-à-dire non limitée par un
territoire mais constituée de fidèles venus à titre personnel) a été
confiée à la Fraternité Saint-Pierre. Dans un important entretien
accordé à L’Homme nouveau[2],
l’abbé Berg, supérieur de la FSSP, précise que cette paroisse
dévolue exclusivement à la forme extraordinaire du rit romain a été «
voulue par Benoît XVI » et proposée par le cardinal Ruini, vicaire du
pape pour le diocèse de Rome. Il s’agit d’une église située au cœur
de Rome, dédiée à la Santissima Trinità.
La
FSSP dispose de neuf autres paroisses personnelles dans le monde : six aux
Etats-Unis, deux au Canada et une au Nigéria. La Santissima Trinità est
la première confiée à la FSSP en Europe. L’abbé Berg espère que
cette décision de Benoît XVI « ouvrira une porte aux autres évêques
européens ».
On
rappellera, néanmoins, que d’autres paroisses personnelles de rite
traditionnel existent déjà en France : l’église Saint-François de
Paule, à Toulon, érigée en paroisse personnelle par Mgr Rey en
septembre 2005 ; l’église Saint-Eloi, à Bordeaux, érigée en paroisse
personnelle par le cardinal Ricard en février 2008 et confiée à l’Institut
du Bon Pasteur ; sans compter les cas particuliers, tel celui de la «
paroisse personnelle de la Croix glorieuse », à Strasbourg et Colmar,
confiée à l’abbé Gouyaud, mais dont il n’est pas sûr qu’elle
corresponde vraiment au statut canonique de la paroisse personnelle.
Quelques
semaines après l’annonce d’une paroisse personnelle de rit tridentin
à Rome, Benoît XVI a donné, une deuxième fois, l’exemple, le jour de
la Fête-Dieu. Célébrant la messe de la solennité du Saint-Sacrement,
à Saint-Jean-du-Latran, il a distribué la communion aux fidèles selon l’usage
traditionnel : les fidèles étaient à genoux pour recevoir le Corps du
Christ sur la langue.
Dans
son homélie, le pape a insisté sur le geste d’adoration et d’humilité
que constitue la communion reçue à genoux : « Adorer le Dieu de
Jésus-Christ, qui, par amour s’est fait pain rompu, est le remède le
plus valide et radical contre les idolâtries d’hier et d’aujourd’hui.
S’agenouiller devant l’Eucharistie est une profession de liberté :
qui s’incline devant Jésus ne peut et ne doit pas se prosterner devant
aucun autre pouvoir terrestre, si fort fût-il. Nous, chrétiens, nous ne
agenouillons que devant le Saint-Sacrement, parce que nous savons et nous
croyons qu’en lui l’unique vrai Dieu est présent, lui qui a créé le
monde et l’a tant aimé qu’il lui a donné son Fils unique. »
Cette
remise à l’honneur d’une pratique traditionnelle par Benoît XVI
avait été annoncée, pour ainsi dire, par Mgr Malcolm Ranjith,
secrétaire de la Congrégation du Culte Divin et de la Discipline des
Sacrements. Il y a quelques mois, il avait préfacé un livre sur la
Sainte communion, publié à la Libreria Editrice Vaticana par un évêque
d’Asie Centrale, Mgr Athanasius Schneider. Dans sa préface, Mgr Ranjith
affirmait qu’il était temps « de revoir et, si nécessaire, d’abandonner
» la pratique de la communion reçue debout et dans la main. « Il est
plus nécessaire, écrivait aussi le secrétaire de la Congrégation du
culte divin, d’aider les fidèles à retrouver une foi vive dans la
présence réelle de l’Eucharistie[3]
».
La
Conférence des Evêques de France – ce qui ne signifie pas tous les
évêques de France – a réagi officieusement à la cérémonie
exemplaire, au sens littéral, de Saint-Jean-du-Latran. Elle l’a fait
dans son bulletin d’informations Infocatho. Le refus,
maladroitement exprimé, est à peine voilé : « Ce qui est possible dans
une messe pontificale, célébrée par le Pape, ayant toujours à ses
côtés un grand nombre de prêtres empressés à l’entourer […]
paraît plus difficile lorsqu’un seul prêtre est disponible pour
assurer la communion de deux ou trois cents personnes. Canoniquement, c’est
à l’évêque du diocèse de décider actuellement en cette matière
liturgique. »
En
se plaçant au seul point de vue pratique, le bulletin d’informations de
la CEF esquive la question de fond. L’adoration n’est-elle pas
constituante de la communion ? Cette adoration, en esprit, ne doit-elle
pas se traduire, aussi, par le corps ? Le futur Benoît XVI, dans le livre
déjà cité, consacrait un chapitre complet au « corps dans la liturgie
». Il rappelait, dans de belles pages, le sens théologique de l’agenouillement[4].
« On voudrait aujourd’hui nous détourner de l’agenouillement »,
écrivait le cardinal Ratzinger. La pratique de l’agenouillement n’est
pas culturelle, liée à une époque. Elle a, dans la religion
chrétienne, un fondement théologique. Le cardinal Ratzinger renvoyait à
l’épître aux Philippiens (2, 6-11) : « que tout, au nom de Jésus, s’agenouille,
au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers. » Il citait
aussi les Pères du désert, « l’histoire du démon contraint par Dieu
à se montrer à un certain abbé Apollon ; le démon est tout noir,
hideux, d’une maigreur effrayante, mais surtout il n’a plus de genoux.
Le monde diabolique ne peut pas s’agenouiller ».
Celui
qui est devenu Benoît XVI concluait ces pages par une incitation à
revenir à la pratique de l’agenouillement : « Il se peut bien que l’agenouillement
soit étranger à la culture moderne – pour la bonne raison que cette
culture s’est éloignée de la foi. Elle ne connaît plus Celui devant
lequel l’agenouillement est le seul geste nécessaire. La foi apprend
aussi à nous agenouiller. C’est pourquoi une liturgie qui ne
connaîtrait plus l’agenouillement serait intrinsèquement malade. Il
faut réapprendre à nous agenouiller, réintroduire l’agenouillement
partout où il a disparu, afin que, par notre prière, nous restions en
communion avec les apôtres et les martyrs, en communion avec le cosmos
tout entier, en union avec Jésus-Christ. » |