L’Eucharistie,
« principe causal de l’Eglise » par Yves Chiron
Les
radios, les télévisions et certains journaux n’ont retenu de l’exhortation
apostolique Sacramentum Caritatis qu’un liste d’interdictions
et de rappels disciplinaires : par exemple, « caractère
obligatoire » du célibat des prêtres dans la tradition latine (§
24) ; refus de la communion aux polygames, aux divorcés remariés et
aussi, sauf « situations déterminées et exceptionnelles »
(§ 56), aux non-catholiques ; recommandation aux fidèles de
« s’agenouiller pendant les moments centraux de la prière
eucharistique » (§ 65).
Tout
cela se trouve certes dans l’exhortation apostolique publiée par
Benoît XVI, mais c’est réduire l’enseignement, dense,
du document à quelques normes, qui ne sont que des rappels. Sacramentum
Caritatis est, avant tout, un enseignement doctrinal sur l’Eucharistie
« principe causal de l’Eglise ».
Je
ne prétendrai pas le résumer ici. Je relèverai simplement quelques
points qui en font un acte magistériel de continuité, caractéristique
de l’esprit et du dessein pastoral de Benoît XVI :
•
Le titre même de l’exhortation apostolique, Sacramentum Caritatis,
renvoie au titre du premier acte magistériel d’envergure de Benoît
XVI : l’encyclique Deus caritas est. La Sainte eucharistie,
écrit le Pape, est le « Sacrement de l’amour » où le
Christ se donne pour le salut des hommes. La « nouvelle et
éternelle alliance » est passée par la Croix. « En
instituant le sacrement de l’Eucharistie, Jésus anticipe et intègre le
Sacrifice de la croix et la victoire de la résurrection. Dans le même
temps, Il se révèle comme le véritable agneau immolé, prévu
dans le dessein du Père dès avant la création du monde. » Benoît
XVI écrit aussi que « l’institution de l’Eucharistie est
devenue en Jésus un acte suprême d’amour et pour l’humanité une
libération définitive du mal. »
En
lisant Benoît XVI, on est loin de la conception de la messe que diffusent
encore certains écrits cléricaux, en France du moins. L’Eucharistie n’est
pas une « rencontre d’hommes et de femmes de tous âges »
pour former « un seul Corps avec le Christ » et « rompre
le pain et boire à la coupe »
, elle doit être vécue et célébrée à la lumière de l’histoire du
salut.
•
Le « banquet eucharistique » n’est certes pas un simple
repas commémoratif, il est la « réelle anticipation du banquet
final », le banquet eschatologique, « les noces de l’Agneau »
(§ 31).
Ce
banquet eucharistique prend la forme de la célébration d’un
« sacrifice » par le prêtre, au cours duquel l’Esprit-Saint
joue un rôle décisif au moment de la « transsubstantiation »
(§ 13).
Le
caractère sacrificiel de l’Eucharistie, affirmé à plusieurs reprises
dans l’exhortation apostolique, imprime au ministère sacerdotal un
caractère unique : « Il est nécessaire que les prêtres aient
conscience que, dans tout leur ministère, ils ne doivent jamais se mettre
au premier plan, eux-mêmes ou leurs opinions, mais Jésus Christ »
(§ 23). Cela renvoie à une position philosophique centrale dans la
pensée de celui qui était encore le cardinal Ratzinger : « le
dépassement de la simple subjectivité [se fait] par le contact entre l’intériorité
de l’homme et de la vérité qui vient de Dieu. »
Le
dépassement de la subjectivité se traduira, dans le domaine liturgique,
par le refus de toute tentation créativiste ou constructiviste. L’exhortation
apostolique le dit très clairement : « Toute tentative de se
poser soi-même comme protagoniste de l’action liturgique contredit l’identité
sacerdotale. Le prêtre est plus que jamais serviteur et il doit s’engager
continuellement à être le signe qui, en tant qu’instrument docile
entre les mains du Christ, renvoie à Lui. Cela se traduit
particulièrement dans l’humilité avec laquelle le prêtre guide l’action
liturgique, dans l’obéissance au rite, en y adhérant de cœur et d’esprit,
en évitant tout ce qui pourrait donner l’impression d’une initiative
propre inopportune. » (§ 23).
•
Certains ont regretté que Benoît XVI n’ait rien dit, dans cette
exhortation apostolique, de la messe traditionnelle et de sa libération
attendue. C’est, sans doute, parce qu’un motu proprio consacré à ce
sujet paraîtra dans un délai qu’il serait aventuré de fixer.
Mais,
en fait, déjà dans cette exhortation, la messe dite de saint Pie V n’est
pas passée sous silence. Il ne pouvait en être autrement puisque, on le
sait, le sujet a été abordé lors du synode d’octobre 2005 dont cette
exhortation est le prolongement et l’aboutissement.
Ici
Benoît XVI insiste sur l’unité du rite romain : « depuis
les indications claires du Concile de Trente et du Missel de saint Pie V
jusqu’au renouveau liturgique voulu par le Concile Vatican I : à
chaque étape de l’histoire de l’Eglise, la célébration
eucharistique, en tant que source et sommet de la vie et de la mission de
l’Eglise, resplendit de toute sa richesse multiforme dans le rite
liturgique » (§ 3).
Benoît
XVI, il l’écrit, n’ignore pas les « difficultés » et les
« abus » qui ont surgi dans l’application de la réforme
liturgique post-conciliaire. Mais le pape pense aussi que cette réforme
« contient encore des richesses qui n’ont pas été pleinement
explorées. »
Le
propos surprendra, et décevra même sûrement, ceux des traditionalistes
qui ont vécu la réforme liturgique comme une rupture. On sera attentif
que, pour la réforme liturgique, comme pour le concile Vatican II,
Benoît XVI demande de ne pas introduire « de ruptures
artificielles ». C’est-à-dire qu’il demande de lire et de vivre
la réforme liturgique post-conciliaire dans « une herméneutique de
la continuité », comme il l’a demandé déjà pour le concile
Vatican II dans son désormais célèbre discours à la Curie romaine du
22 décembre 2005.
Cette
exhortation apostolique, dont l’élaboration a été longue – plus
d’un an après la fin du Synode des évêques –, confirme l’intuition
fondamentale de Benoît XVI, qui n’a rien d’une stratégie : l’Eglise
n’est pas « purement humaine », les critiques incessantes
proviennent souvent du désir obscur d’une « Eglise faite par
nous ». La « vraie réforme » consiste à
« laisser place à la lumière très pure qui vient d’en
haut ».
Cette attention n’est pourtant point passive : elle doit être la
rencontre entre l’intériorité et « la vérité qui vient de
Dieu ».
L’
Institutio generalis Missalis romani
Vient
de paraître, à la Libreria Editrice Vaticana, un livre fondamental pour
la juste appréciation de la messe qu’on peut appeler à bon droit
« messe de Paul VI ». Il s’agit de l’édition critique et
scientifique de l’Institutio generalis Missalis romani.
L’Institutio
generalis est l’ensemble des normes générales qui ont accompagné
le nouvel Ordo Missæ ( N.O.M.). Dans sa première version, l’Institutio
generalis compte 341 paragraphes en huit chapitres. Le N.O.M. et les
normes générales sont entrés en vigueur le 30 novembre 1969, il y a
près de quarante ans maintenant.
Encore
aujourd’hui, beaucoup de prêtres et de catholiques traditionalistes ne
connaissent les normes générales du N.O.M. que par les très sévères
critiques résumées, dès 1969, par le célèbre Bref examen critique
du nouvel Ordo Missæ présenté au pape Paul VI par les cardinaux
Ottaviani et Bacci.
Certains auteurs, néanmoins, ont fait de l’Institutio generalis
une étude très attentive : on pense, en premier lieu, à Jean
Madiran et à son fameux éditorial « Sous réserve, pas
plus » (Itinéraires, janvier 1970, n° 139) et à Louis
Salleron dans son livre sur la nouvelle messe et dans ses articles parus
dans Itinéraires.
Les
cardinaux Ottaviani et Bacci, dans une lettre adressée à Paul VI, le 3
septembre 1969, pour accompagner le Bref examen critique,
estimaient que « le nouvel Ordo Missæ, si l’on considère
les éléments nouveaux, susceptibles d’appréciations fort diverses,
qui y paraissent sous-entendus ou impliqués, s’éloigne de façon
impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie
catholique de la Sainte Messe, telle qu’elle a été formulée à la
XXIIe session du Concile de Trente. »
Cette
conclusion a été indéfiniment reprise jusqu’à aujourd’hui par
nombre d’auteurs et de clercs, comme si les (indéniables) fautes et
lacunes originelles de l’Institutio generalis n’avaient jamais
été corrigées.
Or,
après les diverses critiques citées ci-dessus, et d’autres venues d’autres
horizons, l’Institutio generalis a été corrigé, et non sans
portée. Aussi bien la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, dans Le
Problème de la réforme liturgique,
que l’abbé Barthe et Alexis Campo, dans leur présentation de la
dernière édition du Bref Examen,
minimisent ces corrections de l’édition de 1969. Ces deux derniers
auteurs estiment que le Bref examen critique est toujours
« en attente de réponse ».
L’affirmation
ne fait pas justice des corrections nombreuses et successives apportées
à l’Institutio generalis. L’édition procurée par la Libreria
Editrice Vaticana devrait permettre une réévaluation de la
« réponse » donnée aux critiques du N.O.M. à partir de
1969.
L’Institutio
generalis a connu, en effet, plusieurs éditions officielles. Maurizio
Barba publie leur texte complet en latin, soit, dans l’ordre :
-
l’édition
« typica » de 1969,
-
l’édition
« typica » de 1970,
-
l’édition
« typica altera » de 1975,
-
l’édition
« typica tertia » de 2002.
Puis,
après cette quadruple édition intégrale, et la publication de textes
préparatoires, Maurizio Barba publie sous forme synoptique, en latin
toujours, langue de référence, les passages de l’Institutio
generalis qui, d’une édition à l’autre, ont subi des
corrections. Cette présentation synoptique (sur six colonnes – les
quatre versions officielles et deux versions préparatoires) occupe près
de trois cents pages, c’est dire si les corrections n’ont pas été
occasionnelles.
La
correction la plus célèbre est celle du fameux article 7 qui, en 1969,
définissait la messe comme « une synaxe, c’est-à-dire le
rassemblement du peuple de Dieu, sous la présidence du prêtre, pour
célébrer le mémorial du Seigneur. »
La
correction apportée à partir de l’édition de 1970 précise que le
prêtre « représente la personne du Christ », que le
mémorial du Seigneur peut être appelé aussi « sacrifice
eucharistique » et surtout, en faisant référence au concile de
Trente, rappelle que la Messe « perpétue le sacrifice du
Christ », et réaffirme la doctrine traditionnelle de la présence
réelle et la transsubstantiation.
Ce
n’est pas le seul passage où l’Institutio generalis a
été corrigée pour réaffirmer le caractère sacrificiel de la
messe. Les auteurs du Bref examen critique avaient pointé du doigt
d’autres définitions de la messe réduites à une
« cène ». On peut, là aussi, voir dans l’édition
synoptique les corrections apportées à partir de 1970 (articles 48,
55d).
Le
Bref examen critique avait regretté aussi que, dans l’Institutio
generalis, il ne soit fait référence qu’une seule fois aux
enseignements du concile de Trente sur la messe. Dans la première
édition révisée, 1970, on en trouve huit.
On
pourrait multiplier les exemples de corrections et de précisions
successives entre l’édition typique des « normes » de 1969
et la dernière édition officielle (2002).
Dans
le même temps, l’édition typique du missel de 1969 a, elle aussi,
connu des modifications et de nouvelles éditions typiques. C’est l’ensemble,
normes et Ordo missæ, qui serait à étudier dans leurs
évolutions.
Mais
on doit ajouter aussi qu’il y a loin entre le rite romain
« réformé » dans sa version typique, et ses normes définies
en latin par le Saint-Siège, et le rite tel qu’il est traduit (jusqu’à
maintenant) et pratiqué dans un grand nombre d’églises de France.
Si,
à Rome, dans les textes officiels, la messe « réformée » n’est
plus « équivoque », en France, dans nombre d’églises, elle
le reste.
En
parallèle à cette édition romaine de l’Institutio generalis,
on renverra, pour finir, aux justes remarques, plus générales, de
Guillaume Tabard dans un intéressant livre sur la messe qui vient de
paraître :
« La
vérité est qu’aujourd’hui bien peu de catholiques connaissent le
sens de la liturgie, la signification des rites qu’ils pratiquent ou
suivent. Qui a lu les textes des conciles ? Qui,
« tradi » ou « conciliaire », a regardé de près
les « rubriques » d’un missel ? Quelle « équipe
liturgique » prépare une messe en s’appuyant sur les
prescriptions de la Présentation générale du missel romain
plutôt que sur ses seules intuitions ? Depuis quelques années, la
formation est devenue la priorité des institutions ecclésiales
(diocèses, mouvements, communautés, catéchèse…) tant les catholiques
ignorent le contenu même de leur foi. En matière liturgique, l’ignorance
est abyssale et cela est vrai quelle que soit la sensibilité, quel que
soit le rite suivi.
Une
formation à la messe s’impose donc. Et cette formation permettrait de
dépasser les idées fausses, voire les contresens, sur le rite suivi,
mais aussi sur le rite suivi par les autres.
Si
la messe de Paul VI était davantage expliquée, elle serait vécue avec
plus de ferveur par ceux qui y participent et regardée différemment par
ceux qui la critiquent. Si toutes ces splendeurs étaient expliquées,
reconnues, et mieux appliquées, on prend le pari que nombre des fidèles
de la messe de Pie V s’y retrouveraient. » |