René
Rancœur (1910-2005)
Au
terme d’une longue maladie, René Rancœur est mort le 28 décembre
dernier, dans sa 96e année, à son domicile parisien. Il
laissera le souvenir d’un érudit modeste, d’un grand bibliographe, d’un
homme généreux, fidèle à ses convictions catholiques et royalistes.
Il
a accompli l’essentiel de sa carrière professionnelle à la
Bibliothèque Nationale de France, où il fut Conservateur en chef. Son
premier travail bibliographique a été une Bibliographie des travaux
publiés sur le centenaire de 1848 en France (1949). À partir
de 1953, il fut en charge de la Bibliographie littéraire de la
France, monumentale entreprise qu’il poursuivit jusqu’en 1996,
année après année, et qui reste une référence incontournable, nommée
“ le Rancœur ” par les spécialistes.
René
Rancœur apporta aussi une contribution significative, mais restée non
connue des lecteurs, à d’autres bibliographies qui sont, aujourd’hui
encore, des ouvrages de référence : il collabora, anonymement, à
la grande Enciclopedia de orientacion bibliografica, quatre volumes
publiés à Barcelone, entre 1964 et 1965, sous la direction du P. Tomas
Zamarriego s.j. et à la Nouvelle bibliographie de Charles Maurras,
deux volumes publiés, en 1980, à Aix-en-Provence, par Roger Joseph et
Jean Forges.
Lorsque
la BNF était encore installée dans son site historique de la rue
Richelieu, René Rancœur participa à l’organisation de plusieurs
grandes expositions et à la rédaction des catalogues qui les
accompagnaient. Il fut ainsi un des rédacteurs, et dans certains cas l’unique
rédacteur, du catalogue des expositions Huysmans (1948), Péguy (1950),
Lamennais (1954), Barrès (1962) et Bernanos (1978).
Son
domaine de prédilection fut, sans doute, le XIXe siècle dont il était
un parfait connaisseur. Ses travaux personnels et ses recherches dans
diverses archives, privées ou publiques, l’amenèrent à publier
plusieurs études sur le comte de Falloux, sur Dom Guéranger et à
éditer diverses correspondances.
Érudit
maurrassien
René
Rancœur, angevin de naissance, était un royaliste de conviction.
Étudiant, il avait fréquenté assidûment l’Action française et il
est resté fidèle à son combat jusqu’à la fin.
Lors
de la Seconde Guerre mondiale, le journal L’Action française,
qui s’était “ replié ” à Lyon, fut interdit en zone
occupée – même les historiens semblent l’avoir oublié. Son
patriotisme, sa position politique (“ la seule France ”, la
“ ligne de crête ”) ne pouvaient pas s’accorder avec l’occupant
allemand. En zone occupée, les sections locales du mouvement monarchiste
recevaient clandestinement des numéros du journal et s’efforçaient de
le diffuser dans la discrétion. À cette époque, René Rancœur était
en poste à Nantes, comme professeur de lycée. Pendant toutes ces années
40-44, il lira avec attention L’Action française : quand il
ne pouvait conserver l’exemplaire du journal qu’il avait pu se
procurer, il recopiait à la main des articles entiers de Maurras ou il en
faisait des copies dactylographiées en plusieurs exemplaires qu’il
distribuait à d’autres lecteurs. Il collabora aussi, à cette époque,
au quotidien nantais L’Express.
Après-guerre,
ses fonctions à la Bibliothèque Nationale l’obligeront à un devoir de
réserve. Mais sa fidélité à l’Action française restait entière. Le
quotidien du même nom avait cessé de paraître en août 1944. Lui
succéda, en juin 1947, un bimensuel intitulé Aspects de la France et
du monde. Ce bimensuel devint hebdomadaire à partir du 25 novembre
1948, c’est à partir de cette date que René Rancœur apporta sa
collaboration sous le pseudonyme de Georges Narcy. Cette collaboration
dura jusqu’au début des années 1990. La plupart des articles qu’il y
publia avaient trait à l’histoire de l’Action française, surtout
dans ses rapports avec l’Eglise. À l’occasion des ouvrages ou des
articles qu’il recensait, René Rancœur savait apporter les
rectifications, les rappels et les précisions qui s’imposaient. Loin d’être
des recensions qui n’apportent rien de neuf au sujet, ses articles
ajoutaient à la connaissance du sujet évoqué.
René
Rancœur fut actif aussi dans les études maurrassiennes en présentant
des communications aux “ Colloques Charles Maurras ”
organisés, à partir de 1968, à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence,
sous la direction de Victor Nguyen et de Georges Souville. René Rancœur
a notamment pris une part essentielle au Ve colloque, organisé en
1976 : “ La condamnation de l’Action française par l’Eglise
catholique ”, et dont les actes, publiés en 1986 seulement, en
deux gros volumes, et enrichis par lui de nombreux documents, forment un
ensemble essentiel pour mieux comprendre la condamnation romaine de l’Action
française en 1926 et la levée des sanctions de 1939.
René
Rancœur a également œuvré, par un très lourd travail, à l’édition
du livre, tragiquement posthume, de Victor Nguyen : Aux Origines
de l’Action française (Fayard, 1991, 958 pages) ; monument
impressionnant sur la généalogie intellectuelle d’une œuvre et d’un
mouvement.
La
romanité
Dès
avant-guerre, René Rancœur avait été en relations étroites avec le
chanoine Henri Lusseau (1896-1973), professeur à l’Université
catholique d’Angers. Le chanoine Lusseau fut, avec d’autres prêtres
de cette génération (l’abbé Berto, l’abbé Luc J. Lefèvre, et d’autres)
un des représentants de l’esprit “ romain ” dans la
France de l’après-guerre et de l’avant-concile Vatican II. Cet
attachement à la “ romanité ” voyait se conjuguer
attachement indéfectible au Saint-Siège et souci d’une grande
rectitude doctrinale.
Cet
esprit “ romain ” s’exprimera notamment dans une revue, La
Pensée catholique, dirigée par le chanoine Lusseau et par l’abbé
Lefèvre. La revue paraîtra à partir de 1946, pendant cinquante ans.
René Rancœur y collabora dès le premier numéro par un article sur “ l’histoire
chrétienne ”. Dans les années 50 aussi, il collabora, de manière
régulière mais anonyme, à la Revue des Cercles d’études d’Angers,
animée par le chanoine Lusseau.
René
Rancœur fut actif encore, mais dans la discrétion, auprès des
mouvements catholiques laïcs : la “ Cité catholique ”
de Jean Ousset, puis l’ “ Office international des œuvres
de formation civique et d’action doctrinale selon le droit naturel et
chrétien ” qui lui fera suite.
René
Rancœur, qui connaissait bien l’Italie, sa culture et sa langue,
traduisit en français, avec Maurice Valuet et Nicolas Lancien, un ouvrage
du cardinal Ottaviani, Il Baluardo. L’ouvrage, traduit sous le
titre L’Eglise et la Cité (1963), fut composé sur les presses
de l’Imprimerie polyglotte vaticane et diffusé en France par l’Office.
Membre,
dès l’origine (1964), de l’association Una Voce, “ pour
la sauvegarde du latin et du chant grégorien dans la liturgie
catholique ”, René Rancœur est resté, indéfectiblement, un
catholique de Tradition. La messe de ses funérailles sera célébrée, ce
mardi 3 janvier, à 10 heures, en l’église Saint-Nicolas du Chardonnet.
La
charité en acte
Je
ne pourrais terminer cette rapide évocation sans exprimer une
reconnaissance de dette. Dès mon premier livre – il y a vingt ans –
René Rancœur, que je ne connaissais pas encore, avait été un juge
bienveillant et pointilleux à la fois. Lorsque, plus tard, je préparais
une biographie de Maurras – qui parut en 1991 – j’étais allé le
voir. Les chroniques signées “ Georges Narcy ” m’avaient
montré un érudit de l’histoire maurrassienne, sa rencontre me fit
connaître un homme modeste, effacé, qui ne faisait pas étalage de son
savoir mais qui savait guider utilement et conseiller.
Plus
tard, quand je préparais une biographie de Paul VI, sa connaissance de l’histoire
religieuse contemporaine me fut précieuse aussi. Il m’orienta vers des
pistes que, sans lui, je n’aurais peut-être pas découvertes. Nous
restâmes en relations. Il savait beaucoup de choses et fut un de ces
hommes-relais qui, dans l’histoire intellectuelle, sont aussi
importants, mais moins visibles, que les auteurs qui multiplient livres et
articles.
En
1999, déjà très affaibli par la maladie qui ne devait l’emporter que
six ans plus tard, “ ne pouvant plus travailler ” me dit-il,
il dispersa sa bibliothèque. Il m’invita à venir choisir “ les
livres qui pouvaient m’être utiles ”, dans le domaine de l’histoire
religieuse et dans celui des études maurrassiennes. Même pour quelqu’un
qui avait déjà beaucoup de livres, la bibliothèque de René Rancœur
était d’une richesse exceptionnelle.
Au
cours des différentes visites que je lui fis alors, c’est lui qui m’encourageait
à prendre telle ou telle collection de livres, de revues, de
dictionnaires, d’articles rassemblés en dossiers. Il me confia aussi
des archives, des notes de travail, pensant que cela pourrait “ me
servir ”.
Combien
de fois depuis ai-je utilisé des instruments de travail, français,
italiens ou espagnols, que je dois à René Rancœur ? À chaque
fois, une pensée me ramenait à lui – et me ramènera à lui –, à sa
méticulosité de bibliothécaire et de parfait bibliographe, à sa vraie
humilité et à sa générosité en acte.
Deux
livres d’Annie Laurent
Annie
Laurent, spécialiste du Moyen-Orient, où elle a séjourné plusieurs
années, a beaucoup réfléchi sur les rapports entre islam et
christianisme. Elle a publié notamment un ouvrage collectif sur le
sujet : Vivre avec l’Islam ? Réflexions chrétiennes sur
la religion de Mahomet (éditions Saint-Paul, 1996). Elle a signé ces
derniers mois deux livres importants qui méritent d’être lus :
•
Sous le titre Dieu rêve d’unité. Les catholiques et les
religions : les leçons du dialogue (Bayard, 216, 20 euros), elle
publie un livre d’entretiens avec Mgr Fitzgerald .
Mgr
Michael Fitzgerald est, depuis 2002, président du Conseil pontifical pour
le dialogue interreligieux. Les entretiens qu’il a eus avec Annie
Laurent permettent d’éclairer un champ d’action de l’Eglise qui,
depuis le concile Vatican II, s’est beaucoup développé et a donné
lieu aussi à de nombreuses critiques. Sous le feu serré des questions d’Annie
Laurent, Mgr Fitzgerald apporte des éclaircissements et des mises au
point qu’on ne trouve pas forcément dans les documents officiels. Ses
réponses permettent aussi de mieux comprendre le sens de certaines
initiatives du pontificat de Jean-Paul II (les rencontres d’Assise, par
exemple).
Mgr
Fitzgerald explique ainsi : “ le dialogue interreligieux ne
peut viser l’unification des religions. Si l’on peut trouver, dans les
diverses croyances, des points communs, ceux-ci ne sauraient suffire comme
base pour une unité de foi. Le jugement appartient à Dieu, principe d’unité,
qui réalisera l’unité religieuse de l’humanité selon son bon
plaisir ” (p. 22).
Parfois
Mgr Fitzgerald est trop rapide quand il s’agit d’expliquer certaines
initiatives qui ont choqué des catholiques (par exemple, p. 85, quand il
essaie d’expliquer pourquoi Jean-Paul II a baisé un exemplaire du Coran
en mai 2000). En revanche, quand, plus loin (p. 124), il est interrogé
sur le statut théologique de l’Islam, il expose comment le Coran ne s’inscrit
pas dans “ la Révélation biblique ” et pourquoi l’Islam
n’est pas “ une religion révélée ” comme le
christianisme.
•
Plus récemment, Annie Laurent a publié L’Europe malade de la
Turquie (F.-X. de Guibert, 172 pages, 19 euros). À l’heure où la
candidature de la Turquie à l’entrée dans l’Union européenne est à
l’étude, le livre d’Annie Laurent s’ouvre par deux citations :
l’une du futur Benoît XVI, en septembre 2004 (“ Historiquement
et culturellement, la Turquie a peu de choses en commun avec l’Europe ”),
l’autre de l’historien Jean-Paul Roux, spécialiste du monde
turcophone (“ La Turquie n’est pas européenne. Mais elle s’est
toujours voulue européenne ”).
Annie
Laurent ne se contente pas d’apporter la démonstration du caractère
non-européen de la Turquie, elle invite aussi à une longue plongée dans
l’histoire turque, qui a été “ en contraste permanent avec l’Europe ”
selon une autre formule du futur Benoît XVI.
La
Turquie qui frappe aujourd’hui à la porte de l’Europe est un
révélateur sur l’Europe elle-même. Jadis, au XIXe siècle, on disait
de la Turquie – l’Empire ottoman – qu’elle était “ l’homme
malade de l’Europe ”. Annie Laurent retourne la formule : c’est
l’Europe qui est “ malade de la Turquie ”. Ceux qui
acceptent de la faire entrer dans l’Union européenne sont ceux qui
veulent édifier une Europe sans référence à ses racines chrétiennes.
La “ question turque ” révèle une crise d’identité de l’Europe.
Par
un courrier en date du 12 décembre 2005, Benoît XVI a bien voulu
accorder à l’auteur de Diviniser l’humanité. Anthologie sur la
communion fréquente (Editions la Nef, 2005) sa Bénédiction
apostolique. Que cette mansuétude du Saint-Père accompagne toute notre
année 2006. |