Anniversaires,
souvenirs et considérations en vrac
PRÉSENT
— Mardi 29 novembre 2005
Il
y a cinquante ans paraissait, aux Nouvelles Editions Latines de Fernand
Sorlot, le premier livre signé « Madiran » : Ils ne savent pas ce qu’ils
font. L’ouvrage traitait de la « non-résistance au communisme »
dans toute une partie, mais la plus coruscante et la plus répandue, de la
presse catholique d’appellation contrôlée. Il analysait le magistère
politique qu’y exerçait le catholique Beuve-Méry (Hubert), directeur
du journal Le Monde, réunissant autour de lui, en un discret
déjeuner hebdomadaire, des personnalités dirigeantes ou influentes de la
presse catholique sournoisement de gauche, telles que Georges Hourdin,
Ella-Blanche Sauvageot, Stanislas Fumet, le P. Boisselot… L’évêque
de Troyes (que je ne connaissais pas) s’enthousiasma pour ce livre et en
fit l’éloge dans son bulletin diocésain. Craignant sans doute la
contagion, d’évêché en évêché, d’une telle approbation, la
direction (de fait) de l’épiscopat français y mit tout de suite le
holà par une sévère mise en garde publique. La Croix, que je n’avais
pas mise en cause, ouvrit le feu contre moi. La consigne courut les
presbytères de prêcher le dimanche contre mon livre et ma personne. Cela
fit un beau raffut. Quand le curé répugnait à une telle exécution, le
vicaire s’en chargeait.
C’est
ainsi qu’un dimanche, dans ma paroisse, le vicaire monta en chaire (cela
se faisait encore) pour dire tout le mal qu’il fallait penser de ce
livre pernicieux. Le curé de la paroisse, le chanoine Collin, m’honorait
de son amitié, mais le vicaire n’en savait rien et ne me connaissait
pas. Son argumentation enflammée assurait que le livre avait l’odeur d’une
parenté coupable avec l’Action française, laquelle avait été
condamnée par le Pape comme une renaissance du paganisme. A l’issue de
la messe, j’allai à la sacristie, où il y eut naturellement quelques
éclats de voix. Je venais de rencontrer ce qui me paraissait une anomalie
exceptionnelle. J’ai découvert ensuite qu’elle était une constante
dans le clergé diocésain français : la disqualification définitivement
acquise d’une Action française condamnée par l’Eglise pour son
projet païen de rétablissement de l’esclavage. Vouloir rétablir l’esclavage,
c’est la principale accusation lancée par le cardinal Andrieu en 1926,
aussitôt approuvée par le pape Pie XI. En une version à peine plus
subtile, c’est l’accusation répandue avec une longue persévérance
par l’archevêque de Paris Lustiger, qui pendant tant d’années a eu
en France une grande autorité morale sur le clergé et sur les
nominations épiscopales. Pour lui, la levée de la condamnation par Pie
XII n’annulait en rien la condamnation par Pie XI. Il conserve aujourd’hui
encore une influence. Selon Michel Kubler dans La Croix du 4
novembre 2005, « on peut estimer que le quart des évêques actuellement
en fonction » sont issus de sa mouvance.
Cette
hostilité systématique à l’école d’Action française et à la
pensée maurrassienne aura intellectuellement désarmé toute résistance
à la domination croissante d’un très autoritaire progressisme
politico-religieux, et médiatiquement disqualifié la critique des idées
et des procédés marxistes. On disait : « Vous parlez comme Maurras,
vous vous comportez comme un intégriste et un païen », de la même
façon que sur le plan électoral on dit : « Vous parlez comme Le Pen,
vous êtes donc un raciste et un populiste xénophobe. » C’est ainsi
que l’on a pu aboutir à un système électoral, une presse, une
télévision, une Assemblée nationale où « la droite », la seule «
droite » admise à exister affiche la philosophie, les idées
générales, les « valeurs » qui sont celles de la gauche la plus
subversive : l’« effort vers l’égalité des chances » et la «
lutte contre la discrimination sous toutes ses formes », qui constituent
les deux bulldozers sociaux de l’égalitarisme le plus inhumain et le
plus contre nature. La majeure partie du clergé diocésain, évêques en
tête, milite aveuglément pour la lutte contre toute espèce de
discrimination. Les hommes politiques libéraux, habituellement nommés «
ultra-libéraux » et considérés (en Europe) comme la droite de la
droite, sont pareillement pour la dévastatrice recherche de l’égalité
des chances. Je m’étais donc heurté pour la première fois, avec mon
livre de 1955, à un système compact que j’avais jusqu’alors aperçu
et étudié seulement dans la société marxiste-léniniste : la Russie
soviétique et l’ensemble des partis communistes sous sa dépendance.
La
référence polémique, contre mon livre, à la condamnation et l’inscription
à l’index de l’Action française, me fit par son insistance craindre
que mon livre lui aussi soit mis à l’index. Car l’index existait
encore, avec une redoutable autorité : l’Index librorum prohibitorum,
la liste des ouvrages prohibés, promulguée et tenue à jour par le
saint-siège. Je m’étais ouvert de ces craintes à Jean de Fabrègues,
le cordial et courtois directeur de l’hebdomadaire La France
catholique. Il me recommanda d’aller voir de sa part le P. Gagnebet,
dominicain professeur à l’Angelicum et consulteur du Saint-Office. Je
courus à Rome. Physiquement, le P. Gagnebet ressemblait à l’image
solide, massive et tranquille que l’on se fait de saint Thomas d’Aquin.
Dès ma première visite il me rassura, on était sous Pie XII ; il me
confia que si une mise à l’index se préparait, c’était plutôt
celle de la revue Esprit, qui survivait à la mort, en 1950, de son
fondateur, le personnaliste Emmanuel Mounier. Je commençais ainsi un
nouvel apprentissage. Je n’étais plus tout à fait un blanc-bec, j’avais
35 ans, mais avec le P. Gagnebet j’entrais dans un monde nouveau, le
monde de ce que j’appellerais volontiers l’ecclésiologie pratique,
spécialement celle de la Curie romaine. Souvent, pour un point de
doctrine auquel il était lui-même attaché, il me disait en levant les
bras au ciel : « Que voulez-vous ! Les hommes de gouvernement [par
exemple ceux de la Secrétairerie d’Etat] estiment que cela est tout
juste bon pour occuper les professeurs…»
J’ai
fréquemment et beaucoup conversé avec ce cher Père Gagnebet, ou plutôt
je l’ai longuement écouté. C’était un thomiste orthodoxe plein de
saine doctrine, et plein également de récits et d’observations
diverses sur les choses et les gens du Vatican. Il me racontait aussi que
la plupart des jeunes qui se présentaient pour devenir moines dominicains
arrivaient avec un projet personnel pour réformer d’urgence l’Ordre
de saint Dominique. Souvent, ils avaient aussi leur projet personnel de
réforme radicale de la sainte messe. C’était comme une démangeaison
générale.
A
partir du P. Gagnebet et de proche en proche je fis la connaissance, dans
la Curie romaine, de toutes sortes de personnages de tous rangs, du
concierge au cardinal. La plupart d’entre eux accueillirent avec une
tranquille philosophie la mort de Pie XII et l’élection de Jean XXIII,
dans un sentiment qu’en exagérant à peine on peut résumer par l’axiome
:
les
papes passent, la Curie reste. Ils furent anecdotiquement surpris par
l’annonce d’un concile, tout en notant que Jean XXIII donnait
successivement trois raisons différentes de sa décision. Aucun ne vit
venir cette « révolution d’octobre dans l’Eglise » qui allait tout
bouleverser. Au contraire : le concile, pensait-on, serait très court,
comme le voulait Jean XXIII, et bien encadré par les textes d’avance
mis au point dans les commissions préparatoires. Ce concile imprévu
serait finalement une bonne occasion :
–
Les évêques, m’expliquait-on, comprennent de travers et appliquent
toujours mal ce que Rome leur demande de faire. Ils ne sont pas entrés
dans l’esprit des enseignements de Pie XII. Alors, on leur prépare des
décrets qu’ils auront, par le concile, votés et signés, et persuadés
que c’est ce qu’ils auront eux-mêmes décidé, ils le feront enfin.
Comme
on le sait, ce n’est pas tout à fait ainsi que les choses ont tourné.
Quant
à moi, tout au long du pontificat de Paul VI (1963-1978), la plupart de
mes relations vaticanes s’estompèrent peu à peu, jusqu’à devenir
sans aucun intérêt. Dès 1972, je dus constater que ma réclamation
publique : – Rendez-nous l’Ecriture sainte, le catéchisme romain
et la messe traditionnelle, - ne rencontrait à Rome quasiment aucune
sympathie. Le parti au pouvoir dans l’Eglise avait intimidé, muselé ou
éliminé toute résistance.
Et
le désastre se révélait. On mesurait tout d’un coup à quel point la
majorité des prêtres catholiques se montraient peu attachés à la messe
de leur ordination ; à la messe qu’ils avaient célébrée durant tout
le concile, et même trois ou quatre ans après. Nous tentions de les
avertir, en écrivant dès janvier 1970, date de l’entrée en vigueur de
la messe nouvelle : « Que l’on n’imagine pas que l’on pourra
aisément faire l’ALLER ET RETOUR d’une messe à l’autre. Ce qui est
interrompu sera perdu pour longtemps. Ce qui est brisé ne se raccommodera
pas au commandement. Ce qui est arraché ne reprendra pas racine. Non, qu’on
ne s’imagine pas qu’on peut bien céder pour le moment, sous la
contrainte, et qu’il sera toujours temps, à la première occasion, de
revenir au Missel romain. Ce n’est pas vrai. Ceux qui ont la
possibilité de maintenir, fût-ce à l’écart, en petits groupes, en
catacombes ou en ermitages, la liturgie romaine et le chant grégorien, en
tiennent le sort historique entre leurs mains : ils ont la responsabilité
d’en assurer, tout au long de l’hiver dans lequel nous sommes entrés,
la transmission vivante et ininterrompue…»(1)
Les
plus anciens lecteurs de Présent se souviennent peut-être de ma
nièce Sophie, qui me disait : « On t’aime bien, mais je ne comprends
rien à ce que tu écris. » Elle a vingt ans de plus, comme nous tous.
Elle n’a guère changé.
–
Le cinquantenaire de ton premier livre, me dit-elle, ça n’intéresse
personne, ni ce que tu écrivais en 1970. Tu devrais plutôt nous raconter
en détail l’atmosphère des dernières années de Pie XII, des années
de Jean XXIII, de la Rome de Paul VI, et tes souvenirs sur les personnages
que tu as connus au Vat’ en ce temps-là.
–
C’est une idée qu’on me suggère parfois. Une bonne idée ?
Pas
sûr. Je ferais mieux sans doute de m’attacher à la célébration des
cinquantenaires et centenaires qui vont tomber en rangs serrés.
–
Par exemple le centenaire de la loi de 1905 et des batailles qui ont suivi
?
–
Peut-être… Mais surtout celui du « dilemme de Marc Sangnier » et des
premières grandes lignes de la « politique religieuse » de Charles
Maurras. Le recueil en existe, c’est le livre intitulé justement Le
dilemme de Marc Sangnier, sous-titré « essai sur la démocratie
religieuse » (2). Il s’agit du grand dialogue initial du nationalisme
français avec la démocratie chrétienne, commencé en juillet 1904 et
terminé par « la fin de la conversation » en février 1906. Sans
oublier le centième anniversaire de la fondation de la Ligne d’Action
française…
–
Tu crois ? réplique Sophie. Ne serait-ce pas plutôt, cette année, le
centenaire de l’Institut d’Action française, si l’on en croit son
actuel directeur Michel Fromentoux dans L’Action française 2000 ?
Si quelqu’un doit le savoir, c’est bien lui.
–
Mais il se pourrait bien qu’il compte par années scolaires : l’année
scolaire 2005-2006 est l’année du centenaire de l’année scolaire
1905-1906, on peut donc fêter le centenaire en 2005. Sinon, c’est
assurément 2006 : la Nouvelle bibliographie de Charles Maurras par
Roger Joseph et Jean Forges, « édition définitive » de 1980, donne le
14 février 1906 pour la fondation de l’Institut d’Action française ;
en 1905 avaient été fondés : la Ligue d’Action française, le 15
janvier ; et le 8 décembre, au Quartier Latin, le premier groupe d’Etudiants
d’Action française. Ce premier groupe d’étudiants d’AF est
exactement contemporain de la loi de Séparation datée du 9 décembre et
publiée au Journal officiel du 11.
Mais
pour en revenir à la création de l’Institut d’Action française,
Yves Chiron lui aussi, dans sa magistrale Vie de Maurras (p. 215)
donne bien « l’année 1906 »…
Sophie,
qui a écouté distraitement, interrompt ce déluge chronologique :
–
Tu ne vas pas continuer à chipoter sur les dates ! Des anniversaires, on
en trouve à la pelle !
–
Certes : mais il y a ceux qui sont plus particulièrement les nôtres,
avec les enseignements qu’ils comportent et qu’il ne faut pas laisser
oublier. C’est notre patrimoine intellectuel. Et sentimental aussi. Et
même spirituel.
–
Je vois. Tu veux attirer l’attention à la cantonade sur le très proche
cinquantenaire, en mars 2006, de la fondation d’Itinéraires avec
Henri Charlier, Louis Salleron, Marcel Clément, Henri Pourrat, Marcel De
Corte, Henri Massis… Tu comptes y inviter le ministre de la culture ?
–
Je pense surtout qu’en 2006 viendra le 25e anniversaire de Présent. Non
pas du numéro 1, qui parut le 5 janvier 1982, mais de la fondation,
laborieuse et résolue, qui va du 2 mars 1981, date de la décision prise
par François Brigneau, Bernard Antony et moimême, jusqu’à l’automne
1981, où parurent le numéro zéro et le numéro double zéro.
–
Mais Présent sera-t-il encore vivant en mars 2006 ? et à l’automne
?
–
Si la mémoire est vivante, si elle est assez vivante, si elle est aussi
vivante dans notre public que dans nos cœurs, elle animera
indomptablement le quotidien de la France française.
JEAN
MADIRAN. |