LE
CENTENAIRE DE BALTHASAR
suivi
d’un texte inédit
Hans
Urs von Balthasar (1905-1988) est un des plus grands théologiens du XXe
siècle. Le centenaire de sa naissance a été marqué par de nombreux
colloques, en France et à l’étranger. D’autres manifestations sont
prévues en ce mois d’août. Outre son œuvre immense – plus de cent
ouvrages –, il a été, en 1975, un des fondateurs de la revue
internationale Communio, revue créée pour faire contrepoint à l’autre
grande revue internationale de théologie, Concilium, dont le
progressisme et le néo-modernisme séduisaient un vaste public de clercs.
Balthasar,
suisse de langue germanique, né le 12 août 1905 à Lucerne, entré chez
les Jésuites, en 1929, fut ordonné prêtre en 1936. Ses premiers travaux
théologiques ont porté sur les Pères de l’Eglise (Grégoire de Nysse
et Maxime le Confesseur), en même temps qu’il restera un lecteur
attentif de la littérature française, traduisant en allemand Claudel et
Péguy et consacrant un volumineux essai à Bernanos.
Pendant
la guerre, à Bâle, il fit la rencontre décisive d’Adrienne von Speyr
(1902-1967). Adrienne était une protestante, qui avait connu des
expériences spirituelles exceptionnelles. Balthasar allait devenir son
directeur spirituel et l’amener au catholicisme (à la Toussaint 1940).
Commença alors pour elle une vie mystique dont Balthasar allait être le
témoin privilégié : visions, stigmatisation. Adrienne reçut aussi
la mission de fonder une communauté séculière, la Communauté
Saint-Jean. Des éditions (Johannes Verlag) virent le jour pour publier d’abord
les écrits d’Adrienne von Speyr. En 1950, Balthasar quitta, non
sans déchirement, la Compagnie de Jésus pour se consacrer à la
Communauté, aux éditions et à ses propres travaux.
À
partir de 1960, il jeta les bases de sa grande œuvre, une “ Trilogie ”
consacrée au Beau (Æsthetik); au Bien (Theodramatik) et au
Vrai (Theologik) ; dix-sept volumes au total. Pendant le
concile Vatican II, Balthasar ne figura pas au nombre des experts (periti)
qui eurent une si grande influence auprès de certains évêques ou
Commissions. Puis, dans les années post-conciliaires, il apparut comme
trop peu engagé, trop critique envers certaines évolutions de l’Eglise.
Face à la crise de l’Eglise, les réponses de Balthasar allèrent
toujours à l’essentiel. En témoignent Cordula ou l’épreuve
décisive (1966), Retour au Centre (1969), Le Complexe
antiromain (1974).
Sa
grande trilogie peina à trouver un éditeur en France. Parus de 1961 à
1987 en langue allemande, les dix-sept volumes qui la composent ne furent
traduits que très lentement et tardivement en français : d’abord
chez Aubier-Montaigne pour la première partie (sous le titre La Gloire
et la Croix), puis chez Lethielleux pour la deuxième, enfin, auprès
de Culture et Vérité, en Belgique, pour la troisième.
Pourtant
cette œuvre a fait son chemin, en France et dans l’Eglise. Trente ans
après sa fondation, la revue balthasarienne Communio existe
toujours, diffusée désormais en quinze langues. Par rapport à un Congar,
à un Rahner, à un Chenu, dont l’œuvre et la pensée (et aussi l’action
pour certains) ont joué un rôle essentiel durant le concile Vatican II,
l’œuvre de Balthasar a connu une diffusion et une influence plus
tardives mais profondes. De nombreux évêques et prêtres ont été
profondément marqués par les écrits de Balthasar ; on citera, par
exemple, le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, auteur de Théologie
et sainteté. Introduction à Hans Urs von Balthasar (CERP/Parole et
Silence, 1999).
Le
cardinal Lustiger, lui aussi, a reconnu sa dette immense envers
Balthasar : “ Ce devait être à l’automne 1965. Le premier
tome de La Gloire et la Croix venait de paraître en français.
Dans mon équipe d’aumôniers d’étudiants, nous l’avons travaillé
pendant plusieurs mois. Ce fut pour nous un éblouissement et une vraie
délivrance ”[1].
Ailleurs, il a été plus explicite : l’Eglise de France, dans l’après-Concile,
écrit-il, “ semblait un bateau échoué ; échoué contre des
récifs ou contre des bancs de sable et incapable de s’en dégager. La
parution de l’œuvre de Balthasar a été comme un courant puissant qui
remet le bateau en pleine mer. L’Eglise semblait échouée, enlisée
dans les sables du monde, ou plutôt de la ”modernité” comme on dit.
Pour décrire cette réalité complexe, j’ajoute un autre mot inscrit
dans l’histoire de la pensée chrétienne : le ”modernisme”, et
une troisième expression empruntée à Charlie Chaplin, ”les temps
modernes””[2].
Les
écrits de Balthasar s’inscrivaient à contretemps dans la crise
terrible que connaissait l’Eglise de France. Il faut n’avoir jamais lu
un livre de Balthasar pour définir sa pensée comme un “ modernisme
soft ” (a. Bourmaud).
En
guise de modeste contribution au centenaire de sa naissance, je publie un
article qu’il avait bien voulu écrire pour une revue que j’allais
publier. C’était en 1981. J’avais vingt ans. Avec l’enthousiasme de
la jeunesse, qui est proportionnelle à ses ignorances, je décidais de
lancer, seul, une “ revue chrétienne de culture ”. Le titre
en était celui d’un livre majeur de Balthasar, Intégration. La
revue prétendait récapituler et discerner, selon une ligne directrice
définie par Balthasar : “ La moisson du monde sera
engrangée, mais non par l’humanité elle-même : elle le sera par
le Christ qui, seul, met tout le royaume aux pieds de son Père. C’est
lui l’intégration ”.
Je
souhaitais que le premier numéro de cette revue s’ouvre par un article
de Balthasar. J’osais écrire au grand théologien, à Bâle. Il me
répondit, quasiment par retour de courrier, par un article inédit de
quatre pages, en allemand. Un “ petit rien ”, me disait-il
avec modestie, auquel il me chargeait de donner “ un vêtement
français convenable ”. Non sans une collaboration indispensable et
précieuse, le texte fut traduit et ouvrit le numéro 1 d’Intégration
qui parut en janvier 1982. Malgré la qualité des auteurs qui
acceptèrent d’y voir publier leurs textes, la revue, mal réalisée
techniquement, trop pauvre, eut peu d’abonnés et ne parut que pendant
une année (six numéros). Pour le sixième et dernier numéro, Balthasar
autorisa la publication d’une conférence qu’il avait donnée à Paris
quelque temps auparavant.
C’est
l’article, quasiment inédit de janvier 1982, que je publie ici, dans
une traduction légèrement révisée.
LE
CHEMIN NOUS CONNAÎT - par
Hans Urs von Balthasar
Il
est vraisemblable que parmi les personnes qui s’interrogent sur la
relation entre la nature et la culture et le Royaume de Dieu, peu prennent
suffisamment au sérieux les paroles de l’hymne aux Colossiens :
“ En Lui ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la
terre […] Toutes choses ont été créées par Lui et pour Lui […] car
il a plu [à Dieu] de faire habiter en Lui toute la Plénitude et par Lui
de se réconcilier toutes choses. ” (Col. 1, 16, 19 et 20). Car
toujours nous nous représentons les choses naturelles, de quelque
manière, sorties d’abord de Dieu, avec leur sens propre, et seulement,
dans un second temps, dirigées malgré elles vers un but surnaturel. Mais
il ne peut en être ainsi, si – d’après le début de l’Epître
aux Ephésiens – la glorification de son Fils par la création fut
la première pensée de Dieu. Bien plus, les choses doivent séparément
posséder dès le début la brûlure du signe et de la marque qui donne à
leur existence leur vocation ultime.
Pour
l’homme, c’est tout à fait évident, d’après les leçons de saint
Thomas d’Aquin (qui ne fait que récapituler et élucider le point de
vue des grands théologiens) : l’homme est ouvert sur un
accomplissement qui le dépasse et, poursuit saint Thomas, ne pourra
trouver sa plénitude favorable qu’à travers Dieu (comme un homme ne
peut devenir fécond que par une femme, et inversement). Si ce paradoxe
définit la nature de l’homme, comment cela ne serait-il pas perceptible
dans toutes ses réalisations intellectuelles mais aussi dans la
gigantesque infrastructure de la nature qui le porte mais qui, sans lui, n’a
pas de sens réel ? Car dans la nature l’homme n’est pas une
énigme et, à la vérité, n’est pas principiel car il ne peut s’accomplir
en Dieu sans le cosmos (comme plusieurs théologiens médiévaux le
pensaient).
Doit-on
dire par là que toutes les productions culturelles de l’humanité
apportent par elles-mêmes une contribution à l’édification du Royaume
de Dieu ? Cela personne ne veut et ne peut l’affirmer à la vue de
la bombe atomique, mais aussi simplement de l’automobile ou de l’avion.
La manifestation du Fils de Dieu sur terre n’advint en aucune manière
comme le signe d’un accomplissement triomphal et d’un rassemblement
immédiat des fragments éclatés de l’homme, mais bien plutôt dans la
contradiction d’une sorte de discrétion, de bassesse qui a apporté la
confusion chez tous : Païens, Juifs, Chrétiens. Enfin, Jésus
lui-même, après chaque tentative, a averti de ne pas essayer de
localiser le Royaume “ ici et là ”.
Ce
qu’il y a de plus remarquable, c’est que l’homme est placé comme
lutteur pour la maîtrise des forces cosmiques, avec le devoir de s’affirmer
en elles, avec elles et contre elles, à travers des échecs sans fin et
des catastrophes ; par quoi sa victoire apparente, son avance dans la
domination des puissances contient un problème très important :
chaque nouvelle rationalisation en vue d’une nouvelle liberté plus
grande doit-elle nécessairement être une perte de liberté ? Chaque
dédain de la mort individuelle pour une supposée avancée dans la cause
de l’espèce marque de l’empreinte absolue de la mort l’espèce
elle-même. Aussi, au plan temporel, tout ceci n’est pas plus évident
qu’une gigantomachie – comme dit Platon – qui, en dépit des
performances très hautes et “ immortelles ”, ne parvient
pas au-dessus de l’inutilité, de la précarité et de la mortalité.
Les
penseurs antiques avaient cessé la lutte là-dessus car ils étaient
prêts à abandonner sans arrière-pensée toutes les œuvres culturelles
de l’humanité à un feu sans fin, après quoi on pourrait recommencer
tout le processus ; les Allemands avec leur Muspilli ne pensaient pas
autrement, et Nietzsche a exalté une nouvelle fois ce point de vue. Les
chrétiens pourraient dire, au regard des efforts cosmiques de l’humanité,
qu’ils sont plantés depuis le début dans le feu de justice de Dieu
quand ils lisent : “ Quant aux cieux et à la terre de
maintenant, la même parole les tient en réserve pour le feu […] les
cieux passeront dans un sifflement, les éléments embrasés se
dissoudront, et la terre et les œuvres qu’elle contient seront mises à
jour ” (II Pierre 3, 7 et 10). Paul reprend cette image du feu de
justice et dit que chacun en particulier devra le traverser, avec son
œuvre de vie, et que le feu devra prouver si elle est construite “ avec
du bois, du foin, de la paille ” ou avec un matériau solide (I
Cor. 3, 12 sq) : ces propos peuvent être étendus aussi à l’ensemble
de la production culturelle de l’humanité.
Et
ici nous retrouvons la première idée : le feu fait la preuve si une
œuvre a été bâtie “ sur le fondement du Christ ” ou sur
une autre base, et ce fondement ne peut être autre que le premier, celui
par lequel l’homme est empreint du sens de la Parole de Dieu.
L’homme,
avec seulement les bégaiements du monde, s’efforce de prononcer
pleinement la Parole. Charles Péguy a décrit dans Eve l’immense
mouvement de l’histoire du monde et de toute la culture hors de la
Parole centrale, et il n’a pas conçu cette marche comme triomphale
puisque, pour lui, le but en était la crèche, dans laquelle se trouvait
un mot volé de chaque langue.
Assurément,
il n’a guère vu de claire justice dans cet endroit où la Parole muette
épargnait les mots tonitruants de l’humanité. Peut-être que d’un
coup le plus petit est devenu le plus grand : “ En vérité,
je vous dis que cette veuve qui est pauvre, a mis plus que tous ceux qui
mettent dans le Trésor. Car tous, c’est de leur abondance qu’ils ont
mis, mais elle, c’est de sa privation : tout ce qu’elle avait,
elle l’a mis, tout son bien ” (Mc 12, 43-44).
Ainsi
nous sommes appelés à faire un continuel discernement des esprits.
Discernement de la direction où une œuvre s’engage consciemment ou
inconsciemment. Un tel discernement est difficile parce que, pour
beaucoup, la bonne direction qui semble avoir été prise n’est
finalement que la recherche de sa propre glorification au lieu de l’accomplissement
de la Parole, et parce que, pour d’autres, ce qui semble être un
détournement de la bonne direction n’indique finalement et seulement
(humblement !) que l’incapacité de l’homme qui s’efforce de
trouver le but avec ses propres forces et de l’atteindre complètement.
Aussi face à ces cas négatifs, il faut encore et toujours
distinguer : s’agit-il d’une mise en valeur ou d’un
obscurcissement de la vérité ? Est-ce que, par exemple, l’image
de “ l’homme révolté ” est-elle seulement l’expression
de sa temporalité insoluble, de sa situation gigantomachique (et aussi de
sa vérité), ou alors un refus titanesque, à travers lequel la “ situation
de révolte ”, objective, se laisse chevaucher par quelque chose d’autre ?
Le
discernement est difficile. Le Nouveau Testament lui-même, d’une part
avertit et même recommande, pour nous diriger, de laisser à Dieu seul le
jugement (I Cor. 4, 3-5) ; mais d’autre part, cependant, nous
blâme de ne pas savoir lire les signes des temps qui nous sont donnés
dès ce monde – et qui sont montrés par le Christ et son existence –
(Matt. 16, 4). Nous sommes livrés à ce dilemme : il nous a été
donné assez de sensorium pour que nous connaissions la direction,
pour nous, pour l’humanité et pour son œuvre ; cependant pas
suffisamment pour que, chemin faisant, nous tombions dans un jugement
définitif. Nous sommes viatores, des errants, et nous devons
savoir si nous avons un CHEMIN sous les pieds ou si nous n’en avons pas.
Septembre
1981
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