L'affaire
Dehon
Le
Père Léon Dehon (1843-1925), fondateur de la Congrégation des Prêtres
du Sacré-Cœur (aujourd’hui plus de 2.000 religieux, présents dans
trente-six pays), devait être béatifié le 24 avril dernier. La mort de
Jean-Paul II, le 2 avril, semblait n’avoir fait que retarder la
cérémonie. Puis, elle a disparu des célébrations programmées dans les
premières semaines du pontificat de Benoît XVI, avant que le
Saint-Siège fasse savoir, début juin, qu’une Commission, sous l’autorité
de la Secrétairerie d’Etat, était chargée de réexaminer le dossier.
Le
principal texte en cause
L’arrêt
de la procédure de béatification est dû à des “ écrits
antisémites ” du P. Dehon. Le Monde (10 juin) et La
Croix (9 juin) en citent, presque à l’identique, de courts
extraits. Des écrits du P. Dehon – mais qui les a lus ? –
ne sont retenus par la presse que quelques bouts de phrase tirés de leur
contexte.
Les
ouvrages importants du P. Dehon marquent à la fois son souci premier de
réforme sociale selon la doctrine catholique (Catéchisme social,
1898, 312 pages) et la spiritualité spécifique de la congrégation qu’il
a fondée (Etudes sur le Sacré-Cœur ou Contribution à la
préparation d’une somme doctrinale du Sacré-Cœur de Jésus,
1922 et 1923, 234 et 244 pages). Ces ouvrages sont-ils vraiment marqués d’une
“ ardente haine antisémite ” comme l’écrit Le
Monde ?
Si
l’on se reporte au Catéchisme social (Paris, Bloud et Barral,
1898), on voit que la question juive n’y occupe qu’une place très
réduite (un peu plus d’une page sur un total de trois cent douze). Dans
la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, le P. Dehon dressait un
“ sommaire d’une histoire sociale de l’Eglise ”, qui
allait du “ monde romain ” jusqu’au “ réveil ”
qu’il voyait poindre de son temps.
Ce
“ réveil ” il le décrivait en huit paragraphes :
“ L’intervention de Léon XIII ”, “ L’esprit d’association ”,
“ La démocratie chrétienne ”, etc. “ La réaction
antisémite ” n’était qu’un des éléments, parmi d’autres,
de ce “ réveil ” (le sixième des huit signes que le P.
Dehon relevait).
Voici
le texte en son intégralité.
VIe.
La réaction antisémite
Eh
oui ! C’est encore là un signe d’espérance. Il peut y avoir
un peu d’exagération dans ce mouvement, il y en a toujours quand
une force ou une liberté comprimée réagissent et se relèvent.
Il
est certain que le juif et le chrétien ne sont pas à armes égales,
puisque le talmud met au large la conscience des juifs et des
chrétiens. Il faut donc, pour rétablir l’équilibre, quelques
restrictions aux libertés des juifs. Les états chrétiens l’ont
toujours compris. La France a même encore quelques lois existantes
pour les contenir, mais elle ne les applique plus.
Le
peuple juif a des instincts inéluctables. Il a la soif de l’or, il
a le Christ pour ennemi. Laissé libre et doué d’un grand talent
pour la spéculation, il a conquis notre or et il nous tient asservis.
Il tient la presse et l’opinion. il remplit nos grandes écoles
publiques et vise à s’emparer de l’administration et de la
magistrature. C’est une conquête entamée et déjà bien avancée.
Nos gouvernements sont esclaves de la Haute Banque. Ils ne peuvent
plus prendre une mesure qui déplaise aux milliardaires, sans que
ceux-ci élèvent la voix et menacent de provoquer une crise à la
Bourse. Nous sommes esclaves, c’est entendu. Mais enfin nous l’avons
compris, particulièrement en France et en Autriche, et l’on dit qu’un
homme averti en vaut deux. L’alarme est donnée. La question est
soulevée, l’attention est éveillée, il faudra bien qu’une
solution vienne et ce sera encore un triomphe pour les vieux principes
de l’Eglise.
Sans
préjuger du résultat des travaux de la Commission romaine qui est en
train de réexaminer le “ cas Dehon ”, on peut faire
quelques remarques :
•
L’ antisémitisme qu’exprime ce texte du P. Dehon n’est pas un
antisémitisme racial. Le P. Dehon ne récuse pas l’épithète “ antisémite ”.
Mais c’est un antisémitisme social et économique. Le Juif est réputé
accaparer “ l’or ” français, et dominer “ la
presse et l’opinion ”. Est-ce une vision historique fausse, ou
exagérée, pour la France de 1898 ? Les historiens ont déjà
répondu à cette question. En tout cas, ce n’est pas, chez le P. Dehon,
un antisémitisme racial.
•
Le P. Dehon n’a pas fait de l’antisémitisme le fond de sa
doctrine sociale. Le texte n’occupe qu’un peu plus d’une page de son
Catéchisme social. Sa vision économique et sociale de la question
juive ne lui est pas propre, ni même particulière à certains milieux
catholiques ou nationalistes du temps. On trouverait aisément une analyse
et une argumentation semblables sous certaines plumes socialistes du temps
(Jules Guesde, par exemple).
•
Pendant longtemps, les quelques pages “ antisémites ” du P.
Dehon, dans la mesure où il n’a jamais appelé au progrom ou même à l’expulsion
des Juifs, n’ont pas constitué, finalement, un obstacle à sa cause de
béatification. Si on se rapporte à l’état des causes en cours auprès
de la Congrégation des Causes des saints, on relève les étapes
suivantes :
-
double Decretum super scriptis, les 20 juillet 1960 puis 19
novembre 1971, attestant que “les écrits du serviteur de Dieu ne
contiennent rien qui soit contraire à la foi et aux bonnes mœurs”.
-
nomination d’un Rapporteur en 1984.
-
“Décret sur la validité de la procédure”, le 21 octobre 1988.
-
Decretum super virtutibus le 8 avril 1897, décret de la
Congrégation des Causes des Saints, approuvé par le Saint-Père, qui
reconnaît que le P. Dehon a exercé les vertus chrétiennes de manière
héroïque.
•
Le report ou l’ajournement (?) sine die d’une béatification,
déjà programmée, est un fait sans précédent dans l’histoire des
béatifications et canonisations. Mais beaucoup d’autres causes ont
été interrompues dans le passé. Parfois pour des motifs très
proches : en 1991, au lieu de la proclamation de l’héroïcité des
vertus de la reine Isabelle la Catholique (1451-1504), qui était jugée
imminente, fut annoncé, de manière officieuse, l’ajournement sine
die de la procédure. Des protestations étaient parvenues au
Saint-Siège qui mettaient en cause le décret d’expulsion des juifs d’Espagne
signé par la reine en 1492. Ces protestations émanaient de milieux
catholiques et d’organisations juives. Avait été décisif,
semble-t-il, dans la décision romaine d’interrompre la procédure, un
rapport établi par le P. Jean Dujardin, secrétaire du Comité épiscopal
français pour les relations avec le judaïsme ; un rapport de huit
pages envoyé le 19 octobre 1990.
Dans
le cas du P. Dehon, c’est l’historien Jean-Dominique Durand qui a
alerté l’épiscopat français. Les cardinaux Lustiger et Barbarin et
Mgr Ricard, président de la Conférence épiscopale française, ont fait
part de leur inquiétude et de leur désaccord au Saint-Siège. Le
changement de pontificat a permis d’annuler la cérémonie de
béatification prévue.
•
L’annonce de l’annulation de la béatification du P. Dehon a été
faite peu de jours avant que Benoît XVI reçoive au Vatican, le 9 juin,
les représentants des principales institutions juives : le rabbin
Israel Singer, président de l’International Jeewish Committee on
Interreligious Consultations et Edgar Bronfman, président du Congrès
Juif Mondial.
En
l’absence de toute affirmation publique de la chose, on n’affirmera
pas que la décision du Saint-Siège a répondu à une demande de ces
institutions juives (voire à une condition posée à leur visite). En
revanche, elle peut être interprétée comme un signe fait en direction
du judaïsme. Au cours de l’audience accordée aux représentants
cités, Benoît XVI a réaffirmé sa détermination à poursuivre le “ dialogue avec
l’hébraïsme ”, dans le sens d’une “ compréhension ”
et d’une “ estime plus grandes entre juifs et
chrétiens ” et dans la volonté de “ condamner aussi la
haine, la persécution et l’antisémitisme ”.
•
Sans qu’il faille, cette fois, établir un lien direct avec la
non-béatification du P. Dehon, on remarquera aussi que Benoît XVI ne
poursuivra sans doute pas la “ politique ” de
béatifications et de canonisations menée par son prédécesseur. Déjà,
pour mieux marquer la différence entre béatification et canonisation, le
Pape ne préside plus les cérémonies de béatification, même quand
elles ont lieu à Rome. Le 14 mai dernier, c’est le cardinal José
Saraiva Martins, Préfet de la Congrégation pour les Causes des saints,
qui a présidé la cérémonie de béatification de deux religieuses,
Mère Marianne de Molokaï et Mère Ascension du Cœur de Jésus. Benoît
XVI, même s’il engage toujours son autorité dans l’approbation de
tous les décrets de la Congrégation, se réserve désormais uniquement
les cérémonies de canonisation.
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