BENOIT
XVI
Le
cardinal Joseph Ratzinger, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de
la Foi depuis 1981, a été élu pape hier, mardi 19 avril, au quatrième
vote du conclave. La presse italienne le donnait “ favori ”,
mais, ailleurs dans le monde, beaucoup en doutaient. Le théologien
interdit d’enseignement sous Jean-Paul II, Hans Küng, estimait “ peu
probable ” l’élection d’un cardinal aussi “ conservateur ”.
Golias, “ l’empêcheur de croire en rond ”, dans un
numéro hors-série composé en catastrophe et arrivé aux lecteurs le
jour même de l’ouverture du conclave, ne plaçait pas Ratzinger parmi
les “ papabile de premier plan ” (qui alignait tout de même
15 noms), mais parmi les “ grands électeurs ”. Golias
estimait que sa “ contre-position abrupte et radicale par rapport
à la modernité pourrait, on le comprend, discréditer la candidature de
Ratzinger, au moins auprès des cardinaux libéraux et modérés ”.
À l’autre extrémité du spectre catholique, l’abbé Barthe, dans un
entretien accordé à Pacte (n° 91) pronostiquait, justement, que
“ le prochain pape ne sera pas un progressiste ”, mais
estimait : “ rien ne dit que le Préfet de la Foi acceptera d’entrer
en lice. Il peut parfaitement désigner un candidat qui pourrait
surprendre le monde ”.
Pourtant,
rapidement et à la majorité traditionnelle d’au moins les deux tiers
des voix, les 115 cardinaux électeurs ont désigné le cardinal Ratzinger
pour succéder à Jean-Paul II. Il a pris le nom de Benoît XVI.
La
“ restauration ”
L’œuvre
accomplie sous le pontificat de Jean-Paul II par celui qui est devenu
Benoit XVI a été tout entière marquée par une volonté de résistance
et de restauration (le mot est apparu, sous sa plume, il y a vingt ans, en
novembre 1984). Résistance à la destruction de la foi et de la liturgie,
restauration non par le seul rétablissement de l’ordre ancien mais
aussi en réformant, révisant les réformes faites (notamment en matière
liturgique). C’est lui aussi qui a lancé, pour ce dernier domaine, l’expression
de “ réforme de la réforme ”.
On
pourrait dresser un bilan détaillé de son œuvre depuis sa nomination
comme Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, en novembre
1981. On se limitera à rappeler quelques faits saillants :
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janvier 1982 : alors que la crise du catéchisme dure en France
depuis une quinzaine d’années, crise aggravée par la publication, en
1980, de Pierre vivantes comme “ texte de référence ”
pour la catéchèse des enfants, le cardinal Ratzinger prononce, dans les
basiliques Notre-Dame de Fourvière à Lyon et Notre-Dame de Paris, une
conférence retentissante : “ Transmission de la foi et
sources de la foi ”. Il affirme que “ la crise de la
catéchèse ” est une “ crise de la foi ”. Pour “ surmonter
la crise ”, il donne en référence le Catéchisme romain (c’est-à-dire
le Catéchisme du Concile de Trente) et il donne sa “ structure ”
comme un modèle à suivre. “ Ce fut une première et grave faute
de supprimer le catéchisme et de déclarer “dépassé“ le genre même
du catéchisme ” estimait aussi le cardinal Ratzinger. Dix ans plus
tard sera publié le Catéchisme de l’Eglise catholique qui
connaîtra une diffusion mondiale. Fort volume de 676 pages dont on peut
penser que Benoît XVI se hâtera de faire paraître le compendium
en préparation depuis plusieurs années.
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6 août 1984 : instruction Sur quelques aspects de la “Théologie
de la libération“ dirigée contre “ les théologies
qui, de quelque manière, ont fait leur l’option fondamentale du
marxisme ”. Cette instruction aura des prolongements dans des
mesures personnelles contre certains théologiens (interdiction d’enseignement,
réduction à l’état laïc).
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en 1985, publication, en diverses langues, d’un livre d’entretiens
avec le journaliste italien Vittorio Messori, Entretien sur la foi.
Le cardinal Ratzinger appelait à “ redécouvrir le vrai Vatican II ”,
au-delà des (mauvaises) interprétations et des (mauvaises) applications
qui l’ont défiguré[1]. Il
faut, disait-il aussi, accepter et comprendre “ les documents dans
leur authenticité, sans réserves qui les amputent, ni abus
qui les défigurent ”. Dans le même livre, le Préfet de la
Congrégation pour la Doctrine de la foi attirait l’attention, entre
autres choses, sur les multiples “ signaux de danger ” qui
minent l’Eglise : une “ théologie individualiste ”,
le “ morcellement de la catéchèse ”, la “ rupture
du lien entre Eglise et Ecriture ”, “ le Fils diminué, le
Père oublié ”, l’ “ oubli voire la négation du
péché ” originel.
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en 1987-1988 : le cardinal Ratzinger répond aux Dubia sur la
liberté religieuse que lui a envoyés Mgr Lefebvre et fait des
propositions concrètes à celui-ci pour “ sauvegarder [son] œuvre
dans l’unité et la catholicité dans l’Eglise ”. Un protocole
d’accord est signé le 5 mai 1988 entre Mgr Lefebvre et le cardinal
Ratzinger prévoyant l’érection de la FSSPX en société de vie
apostolique, la mise en place d’une commission commune, la consécration
d’un évêque membre de la FSSPX. Ce protocole est dénoncé le
lendemain par Mgr Lefebvre, avec les conséquences que tout le monde
connaît.
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en 1992, en présentation du livre de Mgr Gamber, La Réforme
liturgique en question (Editions Sainte-Madeleine, Le Barroux), le
cardinal Ratzinger reconnaît : le résultat de la réforme
liturgique “ n’a pas été une réanimation mais une
dévastation ”.
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en 1993, le cardinal Ratzinger rédige pour l’édition française d’un
autre livre de Mgr Gamber, Tournés vers le Seigneur !
(Éditions Sainte-Madeleine, Le Barroux), une préface pour affirmer le
“ caractère théocentrique de la liturgie ”.
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en 2000, pour corriger l’impression de relativisme et d’indifférentisme
donnée par la rencontre inter-religieuse d’Assise (1988) et les
suivantes, publication de la déclaration Dominus Jesus “ sur
l’unicité et l’universalité de Jésus-Christ et de l’Eglise ”.
La rédaction de cette déclaration devrait beaucoup à Mgr Ivan Dias,
archevêque de Bombay[2].
Auraient
pu être cités d’autres instructions ou notes émanant de la
Congrégation dont il a été le Préfet et qui ont marqué par leur
caractère de réaffirmation traditionnelle : sur la procréation
(1987), sur la vocation du théologien (1990), sur la notion d’ “ Eglises-sœurs ”
(2000), sur la place des femmes dans l’Eglise (2004). On retiendra comme
ultime expression de la pensée et de la foi du cardinal Ratzinger comme
docteur privé, avant qu’il ne devienne pape, le sermon qu’il a
prononcé le lundi 18 avril, lors de la messe Pro eligendo Romano
pontifice qui a précédé l’entrée en conclave. Le cardinal
Ratzinger, bien dans la lignée antimoderne de Jean-Paul II, s’est
montré, une fois encore, vigilant et déterminé dans l’annonce de la
foi :
Combien
de vents de doctrine avons-nous connus au cours de ces dernières
décennies, combien de courants idéologiques, de modes de pensée… La
petite barque de la pensée de nombreux chrétiens, bien souvent, a été
agitée par ces vagues, jetée d’un extrême à l’autre : du
marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinisme ; du collectivisme
à l’individualisme radical ; de l’athéisme à un vague
mysticisme religieux. Chaque jour naissent de nouvelles sectes, réalisant
ce que disait saint Paul sur l’imposture des hommes, sur l’astuce qui
entraîne dans l’erreur (cf. Eph. 4, 14). Avoir une foi claire, selon le
Credo de l’Eglise, est souvent étiqueté comme fondamentalisme. Tandis
que le relativisme, c’est-à-dire se laisser porter “ à tous
vents de doctrine ” apparaît comme l’unique attitude digne
de notre époque. Une dictature du relativisme est en train de se
constituer qui ne reconnaît rien comme définitif et qui retient comme
ultime critère son propre ego et ses désirs.
Nous,
en revanche, nous avons une autre mesure : le Fils de Dieu, l’homme
véritable. C’est lui la mesure du véritable humanisme. Une foi qui
suit les vagues de la mode n’est pas “ adulte ”.
Des
critiques de tous horizons
L’action
restauratrice et affirmatrice du cardinal Ratzinger a été critiquée
dès son origine et n’a cessé de l’être par des courants que tout,
apparemment, auraient dû opposer.
En
1985 et en 1986, la revue sédévacantiste Forts dans la foi, à
laquelle collaboraient, alors, l’abbé Barthe et Bernard Dumont, publie
des articles anonymes (mais où l’on reconnaît le style et l’argumentation
du premier) très critiques envers la “ restauration ”
ratzinguérienne. Dans le premier, intitulé “ Joseph Ratzinger et
son image ”, publié fin 1985, l’anonyme affirmait : cette
“ restauration ” “ n’a de réalité que celle d’un
épouvantail ”. Il estimait aussi que “ toute troisième
voie est vaine ” et que “ le seul choix véritable est entre
la fuite en avant dans le sens de l’esprit du Concile et la remise en
cause de celles de ses orientations qui sont absolument irrecevables au
regard du critère de l’évolution homogène du dogme ”. Le
deuxième article, intitulé “ Hypothèques sur une réforme ”,
publié début 1986, estimait : “ La solution à la crise de l’Eglise
passe nécessairement par une clarification doctrinale. Parce qu’elle
exclut tout débat de fond quant au contenu des textes du Concile, la
réforme conduite par Jean-Paul II et le cardinal Ratzinger restera sans
effets ”[3].
Un
même rejet de la “ restauration ” ratzinguérienne s’est
exprimé dans les milieux théologiques progressistes. En 1987, des
théologiens, des historiens et des sociologues de la religion de
différents pays, publient un recueil d’études intitulé : Le
Retour des certitudes. Événements et orthodoxie depuis Vatican II
(éditions du Centurion). L’ouvrage, sous un vernis scientifique et d’observation,
déplorait le “ retour à l’orthodoxie romaine ”, “ la
fermeté des rappels à un ordre moral, étranger aux vicissitudes de l’histoire
[…] en dehors de la réalité quotidienne et de ses contradictions ”.
En 1989, sous la même direction, avec les mêmes théologiens, historiens
et sociologies, rejoints par d’autres, paraissait un deuxième
recueil : Le Rêve de Compostelle. Vers la restauration d’une
Europe chrétienne (Editions du Centurion). Était cité le jugement
de Karl Rahner, théologien qui avait été influent dans les années
pré-concilaires et conciliaires : “ les autorités
ecclésiastiques de Rome donnent davantage l’impression de
favoriser un retour frileux au bon vieux temps que de prendre réellement
conscience de la situation actuelle du monde et de l’humanité… ”.
Étaient regrettées, entre autres choses, les concessions faites aux
traditionalistes.
Enfin,
sans avoir dressé le panorama des oppositions à l’œuvre et à la
pensée du cardinal Ratzinger, on signalera encore une charge récente,
émanant d’un prêtre de la Fraternité Saint-Pie X. Dans un livre
intitulé Cent ans de modernisme. Généalogie du concile Vatican II
(éditions Clovis, 2003), l’abbé Dominique Bourmaud consacre un
chapitre entier au cardinal Ratzinger. Y sont critiquées non seulement
ses supposées positions doctrinales en matière exégétique (un “ modernisme
soft ” écrit l’auteur) mais aussi son action
restauratrice : “ A certains égards, le cardinal Ratzinger
ressemble à Paul VI. Comme lui, il est tout-puissant à la Curie, puisqu’il
cumule les fonctions de préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la
foi, à la Commission théologique internationale et à la Commission
biblique pontificale. Comme Paul VI, il pleure sur le travail de
démolition à l’œuvre autour de lui. Et pourtant, comme Paul VI, il
agit en idéologue aveugle qui va jusqu’au bout de ses principes. ”
Selon l’auteur, “ l’après-concile avec Paul VI, Ratzinger et
Jean-Paul II, sous les mêmes couleurs œcuménistes, est tout aussi
moderniste [que Vatican II] ”.
Ce
livre, à l’argumentation faible et au style déplorable, est l’œuvre
d’un prêtre qui a été longtemps professeur dans les séminaires de la
FSSPX, il n’en est pas pour autant l’expression du jugement de cette
même Fraternité Saint-Pie X sur le cardinal Ratzinger, devenu, par la
grâce de Dieu, Benoît XVI.
“ Réforme
de la réforme ” et réformes
Les
critiques faites, de part et d’autre, à Joseph Ratzinger Préfet de la
Congrégation pour la Doctrine de la Foi seront-elles maintenues à l’égard
de Benoît XVI ? Les journaux qui, en France, ont annoncé son
élection sous le titre “ Benoît XVI le conservateur ”, ont
employé cette épithète tout autrement que comme un compliment.
Mais
les pontificats contemporains sont rarement tels qu’on les annonçait à
leur début. Jean XXIII, élu pape à l’âge où Benoît XVI l’est, a
été le pape qui a convoqué le concile Vatican II. Paul VI, perçu
longtemps comme progressiste et libéral, a donné à l’Eglise, en l’année
de la révolution (1968), Humanæ vitæ et le Credo.
Benoît
XVI “ le conservateur ” s’attachera sans doute à
continuer l’œuvre restauratrice entreprise et, plus que son prédécesseur
peut-être, il voudra mettre en œuvre la “ réforme de la réforme
liturgique ”. Mais la lecture de son dernier livre d’entretiens (Le
Sel de la terre, Flammarion/Cerf, 2003 ses livres) montre que son “ conservatisme ”
et sa volonté restauratrice (de l’ancien rite liturgique, par exemple,
p. 172) s’allie avec des vues réformatrices audacieuses (p. 246-248).
Dans
sa première allocution comme pape, ce matin, devant les cardinaux, il a
annoncé une volonté d’ “ œcuménisme ” et de
poursuite du dialogue avec les cultures et les religions. Cet œcuménisme
s’étendra-t-il aux traditionalistes de la Fraternité Saint-Pie
X ? Sans doute. Des conversations, non officielles, ont déjà eu
lieu entre la mort de Jean-Paul II et l’ouverture du conclave. Nul doute
que Benoît XVI, qui s’est montré si attentif comme Préfet de la
Congrégation pour la Doctrine de la Foi à l’égard de certaines
communautés et publications traditionnelles — y compris à l’égard
de cette modeste feuille qu’il a reçue depuis son premier numéro et à
laquelle il a bien voulu manifester sa bienveillance —, saura proposer
à la Fraternité Saint-Pie X une réconciliation. |