JEAN-PAUL
II
PAPE
ANTIMODERNE
(1978-2005)
Depuis
deux jours, un déluge d’images, de commentaires, d’articles et de
numéros spéciaux de journaux déferle, à travers le monde, pour
évoquer Jean-Paul II. Ce déluge va dépasser, en nombre de pages, les
actes magistériels, pourtant extraordinairement nombreux, de Jean-Paul II :
14 encycliques, 11 constitutions apostoliques, 42 lettes apostoliques, 28
motu proprio, auxquels s’ajoutent des milliers de messages et de
discours ; sans oublier les cinq ouvrages, personnels, publiés par
Jean-Paul II depuis son élévation au pontificat. “ Il a beaucoup
parlé, peut-être trop ” estime l’historien Philippe Levillain.
La
mondialisation de l’information a relayé l’émotion universelle.
Pourtant, au Vatican, la veille de la mort du Pape et le soir de la mort
du Pape, les autorités du Saint-Siège ne se sont pas laissé submerger
par la spectacularisation que recherche l’information immédiate et
mondialisée. Ce sont deux veillées de prières, sobres, auprès d’un
agonisant puis d’un défunt, qui ont été improvisées dans un grande
simplicité chrétienne. Les médias télévisés ont dû se plier à
cette spiritualisation de l’événement.
Ces
prières publiques, deux soirs de suite, sous le regard des caméras du
monde entier, étaient bien dans l’esprit de ce qu’a été le
pontificat de Jean-Paul II. Le Pape s’est montré modernissime par l’art
de se servir des médias pour faire passer le message de l’Eglise. Il
fut le premier pape “ cathodique ” a-t-on dit. La
visibilité d’un Souverain Pontife n’avait jamais été aussi grande
dans l’histoire.
Jean-Paul
II a su donner, aux médias, les images spectaculaires, symboliques ou
émotionnelles, qu’ils attendaient. Au risque de susciter l’incompréhension
voire le scandale parmi les fidèles catholiques. Ainsi en est-il de cette
image d’un pape embrassant le Coran ou encore la vision inouïe, dans l’histoire
de l’Eglise, comme ce fut le cas à Assise, en 1986, d’un Chef de l’Eglise
catholique entouré des représentants d’une douzaine de confessions
religieuses, chrétiennes et non-chrétiennes.
Image
forte, louée par les uns, incomprise par beaucoup de catholiques, chacun,
finalement, y voyant la même chose, pour s’en féliciter ou pour le
déplorer : l’impression d’un relativisme affirmé.
La
réunion d’Assise, et les autres réunions inter-religieuses qui ont
suivi, ont été, dans l’esprit de Jean-Paul II, comme la médiatisation
précédemment évoquée, un moyen qu’il a cru pouvoir utiliser pour
répandre le message évangélique. Il n’y eut, de sa part, ni
syncrétisme ni même indifférentisme, mais volonté de dialogue. Au
risque de créer la confusion entre la foi révélée et les sentiments
religieux qui animaient les représentants des religions rassemblés. C’est
pour corriger cette image que sera publiée, en 2000, la très forte
Déclaration Dominus Jesus “ sur l’unité et l’universalité
de Jésus-Christ et de l’Eglise catholique ”.
Cette
correction, et d’autres (voir, notamment, la condamnation de certains
ouvrages théologiques), n’ont pas empêché qu’une tendance à la
minimisation du caractère non-réductible de la foi catholique s’est
répandue au sein même de certains dicastères et chez certains évêques
dans le monde (sans parler des théologiens et des commentateurs).
Le
“ scandale d’Assise ”, comme ont dit Mgr Lefebvre et
nombre de traditionalistes, fut non pas une évolution de la théologie
des religions mais, pour Jean-Paul II, un élément d’une stratégie de
présence au monde et d’expansion du christianisme.
Jean-Paul
II est allé à la “ rencontre du monde et de l’homme ”,
comme un Paul VI avant lui. Mais, plus que chez son prédécesseur, sans
doute, il y avait, chez lui, une défiance envers la culture moderne et
une hostilité aux valeurs libérales. Les continuités entre Paul VI,
Vatican II et Jean-Paul II ont pu masquer certaines ruptures. Le
temps avait fait son œuvre. Alors qu’il n’était encore que Mgr Karol
Wojtyla, le pape avait pris une part déterminante à la rédaction de la
célèbre constitution pastorale, Gaudium et Spes, si optimiste.
Devenu pape, il n’a pas rédigé et signé de texte équivalent dans sa
tonalité. C’est qu’entre temps, la déchristianisation s’est
aggravée, la “ culture de mort ” s’est répandue, le
monde a poursuivi son évolution. Si l’Eglise de 2005 n’est pas dans
la situation où elle était en 1978, ne peut-on penser que Jean-Paul II,
lui aussi, a changé entre 1978 et 2005, dans sa perception du monde et
des évolutions historiques.
Antilibéral
Jean-Paul
II fut, finalement, un pape intransigeant dans la lignée de Pie IX et de
Pie XI. Lui aussi a affirmé, en philosophie comme en morale, le primat de
la vérité sur la liberté. Devant le Parlement italien, le 14 novembre
2002, il a rappelé un des enseignements de l’encyclique Centesimus
annus :
S’il
n’existe aucune vérité ultime qui guide et oriente l’action
politique […] Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en
un totalitarisme déclaré ou sournois.
Le
primat de la vérité vaut autant pour les sociétés que pour les
individus. La conscience individuelle n’est pas la dernière instance de
l’agir humain. Jean-Paul II l’a affirmé face à l’individualisme
areligieux moderne :
On
a attribué à la conscience individuelle des prérogatives d’instance
suprême de jugement moral qui détermine de manière catégorique et
infaillible le bien et le mal. À l’affirmation du devoir de suivre,
on a indûment ajouté que le jugement moral est vrai par le fait même
qu’il vient de la conscience. Mais, de cette façon, la nécessaire
exigence de vérité a disparu au profit d’un critère de sincérité,
d’authenticité, “d’accord avec soi-même“, au point que l’on
est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement
moral. (Veritatis splendor)
Anti-subjectiviste,
Jean-Paul II ne croyait pas non plus à I’immanence de l’Histoire. Il
plaçait le Christ au centre de toute l’histoire de l’humanité.
Lors
de son premier voyage en Pologne, lors de la messe célébrée, le 2 juin
1979, Place de la Victoire, à Varsovie, il a affirmé :
On
ne peut exclure le Christ de l’histoire de l’homme en quelque partie
que ce soit du globe, sous quelque longitude ou latitude géographique
que l’on soit. Exclure le Christ de l’histoire de l’homme est un
acte contre l’homme.
L’affirmation
était si forte, si provocante, au pays du diamat, que les
télévisions soviétiques interrompirent la retransmission de la messe.
Et
après avoir été un artisan de la chute du communisme en Europe de l’Est,
Jean-Paul II ne s’est pas satisfait de la victoire de la démocratie et
des droits de l’homme. À Lubaczow, à nouveau en terre polonaise, le 3
juin 1991, il a mis en garde ses compatriotes face à la société
hédoniste et consumériste qui avait remplacé la société
communiste :
Le
postulat de n’admettre en aucune manière dans la vie sociale et
étatique la dimension de la sainteté est un postulat qui correspond à
installer l’athéisme dans l’Etat et dans la vie sociale et cela n’a
rien de commun avec la neutralité idéologique.
Jean-Paul
II n’appelait pas seulement l’individu à être chrétien, il
interpellait les états et les sociétés. En ce sens, il était donc
profondément antilibéral et antimoderne.
Les
“ Non ” de Jean-Paul II
Jean-Paul
II a assumé les apparences de la modernité et a su jouer de la
mondialisation et de l’immédiateté des moyens d’information pour
mieux rejoindre chaque homme, et pas seulement les croyants. Aucun être
humain sur terre n’a ignoré le visage de Jean-Paul II et aussi, ce fut
le but de ses102 voyages hors d’Italie, à un moment ou à un autre,
chacun a pu entendre au moins les lignes forces de son enseignement en
matière morale : non à “ la culture de mort ”
(avortement, contraception, etc.), “ la permissivité morale ne
rend pas les hommes heureux ”, “ faire le bonheur de l’homme
en se passant de Dieu est une dramatique illusion ”.
Les
millions de jeunes qui, sur presque tous les continents, ont participé
aux “ Journées Mondiales de Jeunesse ” – une des
innovations majeures du pontificat –, ne sont, certes, pas tous devenus
des croyants pratiquants. Mais tous ont entendu les invitations du Pape à
“ garder la fidélité au Christ ” et à vivre de la
vérité “ ce bien éternel ”. Qui peut connaître le
moment de la floraison des semences ainsi jetées ?
Philippe
Maxence a bien défini Jean-Paul II en mettant en lumière la double force
qui l’animait : “ Comme Jean, il était un contemplatif et
comme Paul, un évangélisateur tout terrain ”.
Les
pessimistes, analysant le pontificat, diront que “ dans le
quotidien [de l’Eglise], rien n’a vraiment changé ”.
Est-ce bien sûr ? L’histoire dressera les actes et les axes de la
restauration accomplie par Jean-Paul II durant les vingt-six ans de son
pontificat pour faire face à la crise de l’Eglise. Ce travail de
reconquête est passé par la nomination d’évêques d’un nouveau
type, la publication du Catéchisme de l’Eglise catholique, d’encycliques
et de déclarations de réaffirmation doctrinale. Il est passé aussi par
l’encouragement donné à des communautés nouvelles ou traditionnelles
et par l’appel à la “ nouvelle évangélisation ”.
Beaucoup reste à faire ? Sans doute. Un Petit catéchisme est
en préparation, qui pourra être mis dans les mains de tous les enfants.
Et en matière liturgique, la “ réforme de la réforme ” n’a-t-elle
pas été affirmée comme une nécessité par le cardinal Ratzinger, le
plus solide soutien de Jean-Paul II pendant tout son pontificat ?
Jean-Paul
II aura été, dans le domaine liturgique, celui qui aura commencé la
restauration (loin d’être achevée). La liturgie célébrée en Pologne
en 1978, donc celle célébrée par celui qui devenait pape, était dans
sa forme et, plus encore dans son esprit, fort différente de celle
pratiquée dans certains pays ouest-européens, et particulièrement en
France. Jean-Paul II s’est soucié, très vite, des dérives en matière
liturgique. On pourrait dresser une chronologie de ses interventions et
initiatives, elle commencerait dès 1979. De manière plus précise, c’est
il y a plus de vingt ans que le rite traditionnel a recommencé à avoir
droit de “ droit de cité ” dans l’Eglise (l’indult de
1984).
L’abbé
Aulagnier, dans un message diffusé le dimanche 3 avril, a justement
noté : “ Je retiendrai les efforts soutenus qu’il a
manifestés avec les dicastères romains pour la restauration du culte
eucharistique et éradiquer les abus liturgiques qui se sont introduits,
pour le grand malheur des fidèles, dans la vie eucharistique des
églises ? A-t-il réussi ? Il est encore trop tôt pour le
dire. Il a voulu également, timidement, faiblement, mais réellement, je
crois, le retour, sur les autels de la chrétienté, de la messe dit de
saint Pie V. Il aurait pu la dire lui-même, cela eut été une véritable
affirmation. Il n’a pas vraiment réussi. Mais il y a, mystérieusement,
en cette affaire, tant d’oppositions. C’est que le modernisme se cache
toujours dans les rouages de l’Eglise et de son gouvernement.[1] ”
L’erreur
de perspective serait de juger de l’efficacité d’une pastorale et d’une
politique à l’aune de la situation d’un pays (la France) ou un
demi-continent (l’Europe occidentale). Si en France, il est fréquent
que six ou sept paroisses doivent se partager une messe ou deux messes
dominicales (où le pire liturgique est toujours possible), à Saigon, au
Vietnam, il y a six messes par dimanche à la cathédrale, et de la
première (à 5h30) à la dernière, l’église est pleine d’une foule
fervente qui s’agenouille pendant la lecture du canon et l’Agnus
Dei et qui ne reçoit pas la communion dans la main.
Le
paradoxe
La
Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, qui a été, en France et dans le
monde, l’opposante la plus déterminée à certaines initiatives
spectaculaires de Jean-Paul II et à beaucoup de réformes conciliaires,
en particulier celle de la liturgie, a fait paraître, dès le jour du
décès de Jean-Paul II, un communiqué de son Supérieur général, Mgr
Fellay. La FSSPX, dit-il, “ salue les batailles menées par Karol
Wojtyla pour la défense de la vie et son engagement sur le plan
moral ” mais aussi “ elle se sent aujourd’hui le devoir de
redire qu’elle a toujours réprouvé l’engagement inlassable du pape
Jean-Paul II pour l’œcuménisme, engagement qui a conduit à un
affaiblissement de la foi et de la défense de la vérité ”.
Un
des paradoxes du pontificat aura été d’avoir emprunté des chemins
nouveaux pour faire connaître l’enseignement de l’Eglise et sa
doctrine du salut et, par ce fait-même, d’avoir désorienté certains
de ses fidèles et leurs pasteurs. Il ne faut pas voir là une opposition
entre un Pape progressiste voire moderniste et des traditionalistes
dépassés, mais plutôt deux voies, parfois convergentes parfois
divergentes, d’affronter la modernité.
Deux
numéros spéciaux
.
L’Homme Nouveau (10 rue Rosenwald, 75015 Paris, 3 euros le numéro).
Sous
la direction d’Agnès Jauréguibéhère, articles des cardinaux Paul
Poupard et Jean Honoré, des R.P. Léo Elders, Patrick de Laubier, Jean
Longère et Joseph Vandrisse, de Denis Sureau, Philippe Maxence,
Alain de Penanster, Aline Lizotte, Bruno Couillaud et Pierre Durrande.
.
Le Figaro Hors-Série (en kiosque, 116 pages, 7,50 euros).
Sous
la direction de Michel De Jaeghere, illustré de très nombreuses
photographies en couleurs. On trouvera d’abord, jalonnant les grands
moments de la vie de Jean-Paul II : “ Douze journées de la
vie d’un pape ” racontées par Elie Maréchal, Jean Sévillia,
Alain Barluet et d’autres. Puis, on trouve un “ Bilan du
pontificat ” en dix articles : Aymeric Chauprade, Isabelle
Schmitz, Guy Baret, Claude Barthe, Joseph Vandrisse, Gérard
Leclerc,Vincent Tremolet de Villers, François Foucart, Yves Chiron,
Michel De Jaeghere. |