JEAN-PAUL
II ET LA “ SEPARATION ”
En
date du 11 février, Jean-Paul II a adressé une Lettre apostolique aux
évêques français. Après la visite ad limina des évêques de
France, et à l’occasion du 100e anniversaire de la loi de
Séparation de l’Eglise et de l’Etat, cette Lettre apostolique veut
“ réfléchir sur l’histoire religieuse en France au cours du
siècle écoulé ”.
Deux
affirmations du texte apparaissent comme une évolution de la doctrine
sociale de l’Eglise.
D’une
part, la Lettre apostolique, s’adressant aux évêques de France,
affirme : “ Le principe de laïcité, auquel votre pays est très
attaché, s’il est bien compris, appartient aussi à la Doctrine sociale
de l’Eglise. Il rappelle la nécessité d’une juste séparation des
pouvoirs (cf. Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise, nn.
571-572), qui fait écho à l’invitation du Christ à ses
disciples : ”Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce
qui est à Dieu” (Lc 20, 25) ”.
D’autre
part, dépassant le cas français, la Lettre pose en principe : “ la
non-confessionnalité de l’Etat, qui est une non-immixtion du pouvoir
civil dans la vie de l’Eglise et des différentes religions, comme dans
la sphère du spirituel, permet que toutes les composantes de la société
travaillent au service de tous et de la communauté sociale. ”
La
“ séparation ” de l’Eglise et de l’Etat (le mot est
dans le titre de la loi de décembre 1905) est, pour la première fois
dans un document pontifical, qualifiée de “ juste ” et de
nécessaire ( “ nécessité ”). La “ non-confessionnalité
de l’Etat ” est perçue positivement, comme une liberté pour l’Eglise,
et non plus négativement, comme une liberté de l’Etat (au sens
où l’Etat se libéralise, s’affranchit de la religion).
Émile
Poulat, dans un balancement auquel le lecteur doit être attentif,
approuve la volonté affirmée d’apaisement, mais note aussi que la
Lettre pontificale fait l’impasse sur le fond (les questions conjointes
de la liberté, de la vérité et de la conscience) :
C’est
un texte qui va faire date. Un texte de référence. Une page est
tournée. Le ton est bon, conciliateur, bienveillant. Il n’y a rien de
nouveau sur le fond mais c’est un développement presque inédit du
thème de la “ saine et légitime laïcité ” définie par
Pie XIII. Il faudra suivre de près la réception de ce texte par la
presse et par les politiques. Toute la question reste cependant de savoir
ce que les évêques vont en faire car il y a une part de langage codé.
Le Pape y fait part d’une préoccupation interne. En ce sens, il ne faut
pas penser que cette lettre atteigne automatiquement son objectif. C’est
maintenant aux évêques de la digérer, puis de réagir. L’autre
problème de ce document – qui commet au passage une erreur sur la date
du Concordat – vient du fait qu’il part d’une fausse problématique,
celle des relations Eglise-Etat. Or, le problème de fond n’est plus
là. Les vraies questions sont celles du pouvoir de l’Eglise sur la
société et de la liberté de conscience absolue revendiquée par les
partisans de la laïcité. Et c’est bien sur ce point qu’ils attendent
l’Eglise. L’Eglise admet certes la liberté de conscience, mais pas de
façon absolue. Il y a donc un malentendu qui reste à résoudre.
Un
nouveau “ ralliement ” ?
Jean
Madiran, en lecteur attentif des textes pontificaux, voit, pour sa part,
dans cette Lettre apostolique “ une grande nouveauté ” :
Pendant
un siècle, la doctrine de l’Eglise rejetait la séparation entre
le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, elle enseignait leur distinction
et prônait leur union. Néanmoins le terme de “ séparation ”
était admis et couramment employé (par inadvertance, par ignorance
doctrinale, ou bien par insolence délibérée) dans les milieux les plus
à gauche de la mouvance politique dite démocrate-chrétienne. Mais pour
trois et disons quatre générations de familles catholiques militantes,
“ la Séparation ” a été et demeure le mal, la
honte, la défiguration de la fille aînée de l’Eglise, le reniement
qui justifie le reproche adressé un certain jour à la France :
–
Qu’as-tu fait des promesses de ton baptême ?
Le ralliement à la séparation dans le vocabulaire pontifical était
ouvertement en préparation. On avait bien remarqué que l’exhortation
apostolique Ecclesia in Europa ne rejetait plus la “ séparation ”
mais seulement la “ séparation hostile ”, suggérant
en somme d’imaginer une séparation amicale. Cependant le discours
pontifical du 12 janvier 2004 en revenait au terme traditionnel de “ distinction ”,
disant :
“ Le
principe de laïcité [est] en soi légitime s’il est compris
comme la DISTINCTION entre la communauté politique et les
religions. ”
Dans
la récente lettre pontificale, le pas est franchi, la notion de “ séparation ”
est acceptée et elle est déclarée “ juste ”, cette
qualification surprenante pouvant d’ailleurs être comprise comme une
limitation tout autant qu’une promotion […].
Mais
cette séparation des pouvoirs est présentée comme une collaboration
entre eux, comme une association, comme un partenariat.
La
“ juste séparation ” admise par la Lettre apostolique de
février 2005 semble donc contredire les enseignements pontificaux
précédents, historiques désormais. Il est à remarquer que la Lettre
apostolique signée Jean-Paul II est datée du 11 février, soit
exactement la même date que celle de l’encyclique Vehementer nos
(11 février 1906) par laquelle saint Pie X condamnait la loi française
de Séparation de l’Eglise et de l’Etat. Est-ce une
coïncidence ?
À
quelque cent années de distance, le discours pontifical a bien changé.
En 1906, saint Pie X, dans Vehementer nos, affirmait : “ Qu’il
faille séparer l’Etat de l’Eglise, c’est une thèse absolument
fausse, une très pernicieuse erreur ”. En 1924, par l’encyclique
Maximam gravissimam, Pie XI, acceptant l’institution d’Associations
diocésaines, avertissait encore “ ce que Pie X a condamné, Nous
le condamnons de même ; et toutes les fois que par ”laïcité”
on entend un sentiment ou une intention contraires ou étrangers à Dieu
et à la religion, Nous réprouvons entièrement cette ”laïcité” et
Nous déclarons ouvertement qu’elle doit être réprouvée ”.
Le
cas chilien (1925)
Pie
XI a été un des papes contemporains qui a signé le plus grand nombre d’accords
avec les Etats de son temps. On a pu relever dix-sept concordats,
conventions et accords avec des Etats signés durant son pontificat
(1922-1939).
Mais il est à noter que ce pape, si adversaire du laïcisme, s’est
accommodé d’un régime de séparation de l’Eglise et de l’Etat
imposé par le Chili en 1925. Il s’en est accommodé non sans
sauvegarder le principe :
En
dépit des excellentes relations qui existaient antérieurement et qui
existent encore entre elle et le Saint-Siège, la République du Chili a
décrété l’application du régime dit de séparation. À
la lumière de la foi catholique, ce régime n’est certainement pas
conforme à la doctrine de l’Eglise, non plus qu’à la nature des
hommes ou de la société civile. Cependant, il est appliqué d’une
manière tellement amicale que, loin d’être une séparation, il semble
plutôt une union amicale (amicus convictus). Aussi, nous l’espérons,
l‘Eglise catholique n’en continuera pas moins d’exercer son
influence et son action sur la vie morale de ce pays qui nous est cher, et
pour son plus grand bonheur.
Il
resterait à étudier les circonstances dans lesquelles s’est établie
cette “ séparation ” au Chili et les conséquences qu’elle
a eues sur la vie sociale, morale et politique du pays. Et l’ “ union
amicale ” dans la séparation, que Pie XI voyait à l’œuvre au
Chili, a-t-elle quelque analogie avec la situation actuelle de la
France (la “ séparation amicale ” qu’évoque Jean
Madiran) ? La question mérite d’être posée.
On
relèvera encore que Pie XI attendait que l’Eglise catholique continue
à “ exercer son influence et son action sur la vie
morale ” du Chili. Aujourd’hui, Jean-Paul II attend des fidèles
qu’ils fassent “ rayonner les valeurs évangéliques et les
fondements anthropologiques sûrs dans les différents domaines de la vie
sociale ”.
La
différence essentielle entre le Chili de 1925 et la France de 2005 reste
que le régime de séparation est jugé différemment : “ non
conforme à la doctrine de l’Eglise ” dit Pie XI, “ nécessité
d’une juste séparation des pouvoirs ” dit Jean-Paul II.
“ Questions
autour d’une lettre ”
Pour
en revenir à la lettre de Jean-Paul II, on ne sera pas inattentif aussi
à ces observations de Denis Sureau dans Chrétiens dans la Cité :
…cette
lettre doit être située dans le contexte de la fin du pontificat de
Jean-Paul II. Ce n’est plus un secret : son état de santé ne lui
permet plus de maîtriser nombre de décisions et publications soumises à
sa signature. Comme nous le confie un membre de la Curie, les différentes
congrégations romaines s’affrontent discrètement. Ces circonstances
expliquent probablement le décalage substantiel de ce texte avec les
mises en garde répétées de la papauté contre le laïcisme en
France et en Europe. Et avec l’inquiétude croissante des personnalités
de l’Eglise de France – notamment les cardinaux Lustiger et Barbarin
– face à l’hostilité grandissante des pouvoirs publics et la
multiplication des discriminations de toutes sortes dont souffrent les
catholiques. Il est étrange que ces perceptions de l'archevêque de Paris
et du Primat des Gaules soient absentes d’une lettre conçue comme un
écho à leur venue à Rome.
Trois
livres sur la Séparation
•
1905, la séparation des Eglises et de l’Etat. Les textes fondateurs,
Perrin, collection de poche “ Tempus ”, 476 pages, 10 euros.
Publié
avec le concours du Ministère de l’Intérieur, et préfacé par
Dominique de Villepin (flamboyant et lyrique à son habitude : “ la
loi de 1905, fondatrice de notre identité républicaine,
indissociablement laïque et libérale ”), l’ouvrage vaut surtout
par les nombreux documents qui y sont publiés, parfois dans leur texte
intégral. Choisis et présentés par Yves Bruley, on y trouve des
dizaines de textes. La loi de Séparation de décembre 1905, bien sûr,
mais aussi, en aval, le débat sur la liberté et la laïcité qui a
parcouru tout le XIXe siècle (les catholiques libéraux, Pie IX,
Gambetta, Jules Ferry). D’autres parties montrent “ la
République en marche vers la Séparation ” (notamment la loi de
1901 sur les congrégations, des extraits des débats dans les Chambres,
des articles de journaux). Puis viennent les épisodes de la loi de
Séparation elle-même et la situation ainsi créée. On sait gré à Yves
Bruley de n’avoir pas opéré une sélection réductrice. Défenseurs de
l’Eglise et adversaires de la Séparation sont autant représentés que
les partisans de la Séparation et les anticléricaux. D’où, face à
Combes, Waldeck-Rousseau, etc., des textes de Péguy, Maurras, Mgr Turinaz,
Lyautey, d’autres encore et, bien sûr, les allocutions et encycliques
de saint Pie X. Une source documentaire précieuse.
•
Jean Sévillia, Quand les catholiques étaient hors la loi, Perrin,
323 pages, 21 euros.
Jean
Sévillia publie une chronique bien informée sur la politique
anticléricale de la IIIe République. Son “ histoire de la
révolution laïque ” est articulée en sept chapitres, de Léon
Gambetta à la loi de Séparation de l’Eglise, et s’achève sur une
longue réflexion intitulée “ Quand la laïcité ne suffira plus
à dire qui nous sommes ”.
Jean
Sévillia note justement (mais en parlant au passé) : “ la
laïcité, dans l’esprit et la pratique de ses fondateurs, ne signifiait
nullement la neutralité religieuse de la puissance publique : c’était
alors une œuvre militante, une œuvre de combat contre le catholicisme et
son influence en France ”.
De
Gambetta (programme de Belleville de 1869 qui réclame la séparation de l’Eglise
et de l’Etat et une école laïque) aux lois scolaires de Jules Ferry
(1879-1882), il y a une continuité parfaite. Ce même Gambetta qui
proclamait aussi en 1871 : “ Je désire de toute la puissance
de mon âme non seulement qu’on sépare les Eglises de l’Etat, mais qu’on
sépare les écoles de l’Eglise ”. Puis qui lançait à la
Chambre des députés, le 4 mai 1877 : “ Le cléricalisme,
voilà l’ennemi ”.
Des
lois Ferry à la loi sur les congrégations de Waldeck-Rousseau (1901) et
à la loi sur la Séparation (1905), même continuité encore. En 1901,
Waldeck-Rousseau déclarait en tant que chef du gouvernement : “ L’anticléricalisme
est une manière d’être constante, persévérante et nécessaire aux
Etats ; il doit s’exprimer par une succession indéfinie d’actes
et ne constitue pas plus un programme de gouvernement que le fait d’être
vertueux, ou honnête, ou intelligent. ”
•
Paul Airiau, Cent ans de laïcité française. 1905-2005, Presses
de la Renaissance, 286 pages, 18 euros.
Paul
Airiau livre une réflexion qui s’inscrit la une longue durée. Il
qualifie la séparation de l’Eglise et de l’Etat de “ sécularisation
de l’Etat ” (ce qui n’est peut-être pas adéquat, car l’Etat,
même en régime de chrétienté, a toujours été séculier, sauf dans
les théocraties ou états cléricaux, ce que n’a jamais connu la
France). On sera davantage d’accord avec la définition de la laïcité
comme “ une libéralisation, au détriment des religions ”
(p. 283).
À
juste titre aussi, Paul Airiau voit l’origine institutionnelle de ce
vaste mouvement de laïcisation dans la Déclaration des droits de l’homme
adoptée en 1789 : “ le religieux est désabsolutisé. Il n’est
plus qu’une opinion, et perd son statut de vérité absolue. Une opinion
n’est pas un jugement, elle n’est que relative. Ainsi, la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen opère une triple mutation qui fait
brutalement basculer la France du principe de catholicité au principe de
laïcité, pour reprendre l’expression d’Emile Poulat. Elle procède
à une privatisation, une abstraction et une relativisation du religieux
qui entend lui retirer son rôle de principe organisateur de la vie
sociale ” (p. 186). C’est cela même que l’Eglise ne peut
accepter, hier comme aujourd’hui. |