Crise
d’autorité et/ou crise d’identité ?
L’abbé
Régis de Cacqueray, Supérieur du district de France de la Fraternité
Saint-Pie X, en présentant ses vœux pour 2005, a estimé que l’année
écoulée avait été, pour la FSSPX, “ riche en grâces et en
épreuves ”. Parmi les “ épreuves ”, il cite comme
la plus douloureuse “ l’affaire de la mutinerie bordelaise ”.
On
ne rappellera pas ici les différents épisodes de cette “ mutinerie ”
– qui a encore des prolongements –, même si les événements et leurs
enjeux n’ont guère été compris par la presse, hormis les publications
traditionalistes ou proches du milieu traditionaliste.
Au
fil des semaines, puis des mois, les péripéties et les arguments, les
prétextes et les justifications des uns et des autres sont passés au
second plan et des différends fondamentaux ont commencé à être
exprimés publiquement. Des différends qui portent sur la conception
spirituelle du sacerdoce et sur les méthodes de l’apostolat.
Sans
prétendre présenter de manière exhaustive les deux conceptions en
présence, on relèvera simplement les arguments les plus significatifs
des uns et des autres.
Les
“ règles exactes ”
Dans
le n° 266 de Mascaret (novembre 2004), l’abbé Christophe Héry,
exclu de la FSSPX pour avoir soutenu l’abbé Philippe Laguérie,
explique la crise des mois passés par ce qu’il estime être une “ conception
erronée de la sainteté sacerdotale ” : “ Il se
répand, écrit-il, une conception erronée de la sainteté sacerdotale
prise comme but du sacrement, rapportée seulement au sacrifice intérieur
et prétendument mise en danger par la “dissipation“ du
ministère. ” Il rejette l’accusation d’ “ activisme ”
portée contre les prêtres sanctionnés ou admonestés.
D’autre
part, sur différents sites internautiques (Item puis Le Forum
catholique), un prêtre de la FSSPX, qui signe simplement “ Daniel ”,
a pris la défense des abbés Laguérie, Héry et de Tanoüarn. Faisant
référence aux règles de vie précises définies par les statuts de la
FSSPX, il écrit avec une franchise brutale, que les intéressés
auront d’ailleurs pu juger maladroite : “ la règle est faite
pour la sainteté sacerdotale et non le prêtre pour la règle. Et si les
abbés Laguérie et Héry étaient de bons prêtres sans appliquer les
règles exactes de la Fraternité. (…) Et combien d’autres prêtres ne
suivent pas les statuts, mais ne sont pas inquiétés parce qu’ils n’ouvrent
pas d’églises en vexant les autorités. ”
L’américanisme
Ce
qui est en jeu, dans la crise de Bordeaux, est donc bien une conception
divergente du sacerdoce et de l’apostolat. Au sein de la FSSPX, deux
voix autorisées l’ont clairement affirmé ces derniers temps. L’abbé
de Cacqueray, sur le site officiel de la FSSPX, La Porte Latine,
écrit : “ La réponse à nos difficultés ne consistera
certainement pas à retomber dans les erreurs de l’américanisme et à
envisager l’apostolat en lui-même comme le moyen unique de notre
sanctification. Il peut certes y contribuer fortement mais dans la mesure
où il est bien comme un débordement de notre vie intérieure. Autrement,
il est malheureusement possible de rencontrer des apôtres qui se
dessèchent dans un apostolat devenu très humain. ”
La
référence à l’ “ américanisme ” est discrète et
pourtant elle peut être comprise comme la clef de lecture de la crise
actuelle par le Supérieur de district. Si l’on se réfère à la lettre
de Léon XIII qui, en 1899, a condamné l’américanisme, on lit les
reproches suivants : “ Ils pensent qu’il faut introduire une
certaine liberté dans l’Eglise, afin que la puissance et la vigilance
de l’autorité étant, jusqu’à un certain point, restreintes, il soit
permis à chaque fidèle de développer plus librement son initiative et
son activité. (…) ces amateurs de nouveautés vantent outre mesure les
vertus naturelles comme si elles répondaient davantage aux mœurs et aux
besoins de notre temps, et comme s’il était préférable de les
posséder, parce qu’elles disposeraient mieux à l’activité et à l’énergie.
(…) À cette opinion sur les vertus naturelles se rattache étroitement
une autre opinion qui partage comme en deux classes toutes les vertus
chrétiennes : les passives et les actives, suivant leur expression.
Ils ajoutent que les premières convenaient mieux aux siècles passés,
tandis que les secondes sont mieux adaptées au temps présent. Que
faut-il penser de cette division des vertus ? La réponse est
évidente, car de vertu vraiment passive, il n’en existe pas et il n’en
peut exister. ” (Lettre Testem benevolentiæ au card.
Gibbons, 22.1.1899, Actes de Léon XIII, t. V).
Certaines
des erreurs de l’américanisme ont-elles été reprises, mutatis
mutandis, par les abbés Laguérie, Héry et de Tanoüarn ? Le
texte de l’abbé de Cacqueray ne l’affirme pas, pas plus qu’il ne
cite aucun nom de personnes. Mais la référence doctrinale est explicite.
On
ajoutera qu’avant même la crise bordelaise, l’abbé de Cacqueray a,
dans son gouvernement du District de France, a voulu renforcer la vie
spirituelle et la vie communautaire des prêtres de la FSSPX dans leur
prieuré ou leur école. Aussi, au-delà de la question de l’obéissance,
il interprète la crise bordelaise comme une crise de l’identité
sacerdotale chez certains prêtres de la Fraternité Saint-Pie X.
On
reliera à ce souci du Supérieur de district, l’intervention remarquée
de l’abbé Michel Simoulin. Ancien curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet
et ancien supérieur du district d’Italie, aujourd’hui aumônier du
Cours Saint-Thomas d’Aquin à Romagne, il a répondu avec une clarté
tranchante à l’article de l’abbé Héry sur la sainteté sacerdotale.
Il écrit, dans un texte reproduit sur le site La Porte Latine :
“ La
finalité de la Fraternité est clairement exprimée dans ses Statuts. Il
s’agit bel et bien de la formation des saints prêtres et de l’aide
aux prêtres pour la préservation de cette sainteté, afin de donner à l’Eglise
des prêtres aptes à obtenir “le salut des hommes pour la gloire de
Dieu“.
La
finalité du séminaire est “la formation de prêtres zélés et
généreux“ (décret d’érection de la Fraternité, 1.11.1970), c’est-à-dire
préparer des candidats au sacerdoce suffisamment munis des vertus
nécessaires au sacerdoce, à savoir la science suffisante et la sainteté
de vie, ou une vertu éminente (cf. saint Thomas, Suppl. 35, 1 ad 3 –
35,4 – 36,1 et 2).
Cela
dit, tout est dit et tout est clair. La confusion et le malaise ne peuvent
exister que chez les prêtres qui n’admettent pas ou supportent
difficilement les contraintes et les conditions de vie que leur imposent
les Statuts de la Fraternité dans le but de leur conserver les vertus
nécessaires à l’exercice fructueux de leur apostolat. ”
Des
précédents historiques
La
crise que traverse la FSSPX depuis quelques mois n’est pas la première
de son histoire. Comme dans toute société religieuse, la Fraternité
sacerdotale, créée il y a trente-cinq ans par Mgr Lefebvre, a connu des
départs, des scissions et des exclusions. En 1980, l’abbé Claude
Barthe, ordonné prêtre à Ecône l’année précédente, est expulsé
de Saint-Nicolas du Chardonnet pour sédévacantisme. En 1988, plusieurs
prêtres qui refusent d’approuver les sacres épiscopaux accomplis cette
année-là par Mgr Lefebvre, fondent la Fraternité Saint-Pierre reconnue
par le Saint-Siège. Sans être exhaustif, on pourrait citer encore, plus
récemment, la fondation de l’Institut Saint-Philippe Néri, à Berlin,
par l’abbé Goesche, ancien membre de la FSSPX ; l’Institut a
été reconnu par le Saint-Siège en 2004.
Mais,
de l’avis même du Supérieur de district actuel, la crise bordelaise
(et parisienne) a été “ la plus lourde des croix rencontrées par
le district de France cette année et, aux dires des plus anciens de la
Tradition, depuis sa fondation ”.
Cette
crise n’est-elle qu’un épisode de plus d’une histoire déjà
longue, épisodes inévitables dans des sociétés religieuses qui sont
aussi des sociétés d’hommes où s’affrontent opinions divergentes et
tempéraments différents ? Ou est-elle le révélateur d’une crise
plus profonde et plus fondamentale comme en ont connue dans leurs
premières décennies nombre d’ordres religieux et de
congrégations ? Des crises qui leur ont permis de mieux définir
leur vocation spécifique et de mieux établir leurs structures de
fonctionnement.
On
ne prendra que deux exemples dans le passé : la “ refondation ”
des Constitutions de l’ordre capucin en 1536, onze ans après les
débuts de cette nouvelle famille franciscaine ; et la crise “ portugaise ”
qui affecte les Jésuites en 1553, près de vingt ans après le célèbre
vœu de Montmartre (15.8.1534).
L’ordre
capucin fut, à son origine, une volonté de retourner aux sources les
plus pures du franciscanisme. En 1525, un franciscain de l’Observance,
Matteo de Bascio quitta secrètement son couvent pour demander au pape de
vivre en ermite selon la tradition franciscaine. Après bien des
péripéties, deux autres religieux, Ludovico de Fossombrone et son frère
Raffaele, le rejoignirent. En 1529, la jeune congrégation, approuvée l’année
précédente par le pape Clément VII, tint un premier Chapitre général
à Albacina au cours duquel furent rédigées les premières Constitutions
de l’ordre. L’expansion que connurent les Capucins n’empêcha qu’ils
connurent dans les années suivantes de graves crises[1] :
les Franciscains de l’Observance faillirent réussir à obtenir la
suppression de la jeune congrégation puis les deux premiers Ministres
généraux (Matteo de Bascio et Ludovico de Fossombrone) quittèrent
successivement leur ordre, la même année (1536). Mais les Capucins
surent réagir à ces crises successives en adoptant, en 1536 aussi, de
nouvelles Constitutions qui, sans rompre avec les principes
définis à Albacina, introduisaient les adaptations nécessaires.
Chez
les Jésuites, un des fondateurs, Simon Rodriguez, entra en conflit avec
saint Ignace de Loyola après quelques années. Ce fut, dit un des
historiens récents de la Compagnie de Jésus, “ une crise d’autorité
et d’identité ”[2].
Rodriguez était provincial de la Compagnie au Portugal. On lui reprocha
de tolérer ou d’encourager des pratiques de pénitence trop sévères
et aussi “ le caractère inconstant et arbitraire de son
gouvernement ”. Convoqué à Rome par saint Ignace pour discuter de
la situation de la Compagnie au Portugal, Rodriguez ne s’y rendit que
bien plus tard. Il y critiqua certaines parties des Constitutions
de la Compagnie de Jésus. Finalement, saint Ignace nomma un nouveau
Provincial pour le Portugal et nomma Rodriguez Provincial de l’Aragon.
Celui-ci n’obtempéra qu’avec beaucoup de difficultés. La crise
portugaise n’était pas finie. Saint Ignace chargea Miguel de Torres de
mener une visite de la Province. Elle se solda par le départ ou le renvoi
de plusieurs dizaines de jésuites. Puis, prétextant des ennuis de
santé, Rodriguez revint au Portugal. Saint Ignace eut beaucoup de peine
à lui faire quitter Lisbonne et à le faire venir à Rome.
Jugé
coupable de désobéissance, Rodriguez fut sanctionné par une assignation
à résidence. De ces différents épisodes, résumés à grands traits,
on retiendra le jugement de John O’Malley : “ C’est dans
ce contexte [la crise portugaise] qu’Ignace adresse aux membres de la
province du Portugal sa lettre sur l’obéissance, datée du 26 mars
1553, de toute sa correspondance, peut-être la plus célèbre. Il n’est
pas douteux que les événements du Portugal aient urgé son caractère
appuyé sur l’obéissance dans la Compagnie, et aient été aussi l’occasion
de la définir plus étroitement comme idéal de la vie religieuse. La
lettre est bientôt imprimée et il est requis de la lire à table dans
toutes les maisons de la Compagnie à intervalles réguliers. ”
La
crise qu’a connue et que connaît la FSSPX est-elle assimilable à la
crise d’identité qui a affecté, dans les premières décennies de leur
histoire, ces deux grands ordres religieux ? Il n’appartient sans
doute pas à un observateur extérieur d’apporter une réponse
péremptoire.
Le
prochain Chapitre général de la FSSPX aura lieu en 2006. Un nouveau
Supérieur général y sera élu. L’actuel Supérieur général, Mgr
Fellay, peut y être réélu pour un nouveau mandat de douze ans ou un
autre candidat peut le remplacer. Quoi qu’il en soit, ce prochain
Chapitre général pourrait être l’occasion de modifier ou de préciser
les Statuts qui régissent actuellement la FSSPX.
La
Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X n’est pas, actuellement, une
congrégation religieuse dont les membres prêtent des vœux de religion
(pauvreté, chasteté, obéissance). Le prochain Chapitre général
pourrait modifier les Statuts actuels qui définissent l’identité
sacerdotale de ses membres et la spécificité de la vocation de la FSSPX.
Cela passerait-il par une insistance plus grande, dans les Statuts, sur la
pratique des vertus qui correspondent aux vœux traditionnels de religion ?
Encore
une fois, ce n’est pas à un observateur extérieur à s’immiscer dans
une question aussi essentielle. On relèvera néanmoins, pour finir, l’insistance
avec laquelle l’abbé de Cacqueray évoque le nécessaire recentrage de
la FSSPX sur la “ vie intérieure ”, comme moyen premier de
l’apostolat :
“ Nous
pensons devoir évoquer ici les vertus évangéliques d’obéissance, de
pauvreté et de chasteté. Certes, ni les prêtres de la Tradition, ni les
fidèles, ne prononcent les vœux qui correspondent aux deux premières
mais ne doivent-ils pas rivaliser d’autant plus avec les sociétés
religieuses pour en posséder l’esprit encore mieux qu’elles ? (…)
ce n’est pas par l’escamotage de la vie intérieure que nous
obtiendrons un apostolat plus fécond mais c’est dans la pratique d’une
perfection évangélique supérieure que se forment les plus généreux
apôtres de Jésus-Christ. ”
Revue
des revues
.
Dans le numéro 90 de Sedes Sapientiæ (53340 Chémeré-le-Roi, 8
¤ le numéro), on peut lire une très intéressante recension du dernier
livre de l’abbé Claude Barthe, Quel chemin pour l’Eglise ?
(Éditions Hora Decima), par l’abbé Bernard Lucien (p. 113-125). Tout
en louant certaines qualités du livre et en approuvant plusieurs
analyses, l’abbé Lucien critique fermement certaines positions et
assertions de l’auteur, notamment celle d’“ apesanteur
magistérielle ” pour qualifier la situation depuis Vatican II.
.
Dans le n° 2, vol. 99, de la Revue d’histoire ecclésiastique
(Place Blaise Pascal, 1348 Louvain, Belgique), la plus importante revue
francophone d’Histoire de l’Eglise, on lit sous la plume de Roger
Aubert, historien averti du modernisme, une recension très critique du
livre de l’abbé Bourmaud, Cent ans de modernisme. Généalogie du
concile Vatican II (Clovis, 2003). Ironiquement, le chanoine Aubert
conclue : “ L’auteur a du moins un mérite : il ne
dissimule pas qu’il n’a pas de connaissance directe des “modernistes“
qu’il dénonce, car toutes ses citations sont de seconde
main ! ”. |