LES
“ AMIS ” d’ALAIN DE BENOIST
Dans
le monde universitaire, se perpétue la tradition du volume d ’ “ Hommages ”
offert à un professeur par ses confrères et, parfois, par d’anciens
élèves devenus ses disciples ou ses continuateurs. Il peut s’agir de
textes au ton un peu personnel, mais, le plus souvent, il s’agit de
doctes études en rapport avec le ou les domaines de prédilection du
professeur à qui l’on rend hommage.
Alain
de Benoist, qui n’a pas enseigné en université, a eu et a des
disciples, et il a de nombreux amis qui, pour certains, ont été
fortement influencés par ses idées. À l’occasion de ses 60 ans – le
11 décembre 2003 –, lui a été offert un Liber amicorum qui
vient d’être publié (dans un tirage limité à 600 exemplaires) [1].
Sur les cinquante-six contributions qui composent ce volume, à peu près
un tiers émane d’universitaires ou d’auteurs étrangers (dont près d’une
dizaine d’Italiens). Parmi les contributions d’ “ amis ”
français, une grande diversité : depuis les compagnons des premiers
engagements, ceux du combat pour l’Algérie Française et la Rhodésie
blanche (“ terre des lions fidèles ”), jusqu’aux jeunes
disciples des années 90 et aux amis qui ne sont pas des disciples.
Mais
qu’il s’agisse des contributions étrangères ou des contributions
françaises, il s’agit plus d’une gerbe d’hommages (voire de
dithyrambes) et de souvenirs que d’un recueil d’études.
On
comprend l’emphase avec laquelle le jeune Adrien de Benoist (22 ans)
parle de son père, “ l’homme de la montagne ” (p. 18). En
revanche, on pourra estimer hyperboliques les louanges tressées par
certains amis d’Alain de Benoist : “ je n’ai jamais pris
en défaut ton jugement sur les hommes et leurs caractères ”
écrit Charles Champetier (p. 51). “ Je ne connais pas de meilleur
analyste politique que lui ” écrit Pierre Vial, universitaire et
animateur du groupuscule “ païen ” Terre et Peuple
(p. 257). Il se meut, estime encore Jean-Marcel Zagamé, “ à
travers toutes les disciplines du génie humain avec la facilité et la
pertinence des spécialistes de chacune d’entre elles :
philosophie, littérature, sociologie, économie, droit, histoire,
biologie, physique, architecture, musique… ” (p. 260).
Tout
ce qui est excessif…
On
sera davantage d’accord avec Brigitte Bel, qui, en renvoyant à une
photographie d’Alain de Benoist parue dans Eléments en mai 2001
(on la trouve page 25 du numéro), voit dans son regard “ le
désespoir surmonté et la joyeuse abnégation ” (p. 17).
Parfois,
il faut savoir lire entre les lignes. Quand, par exemple, l’abbé de
Tanoüarn, une des plumes les plus vives et un des esprits les plus agiles
de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, apporte sa pierre à ce Liber
amicorum, il fait allusion à la “ part du diable ”, et
aux “ itinéraires paroxystiques ” (p. 234) d’Alain
de Benoist. Il n’illustre pas ses allusions, mais il écrit : “ quant
à moi, dans cette part-là, je retrouve la grande ombre de ce saint Paul
que vous n’aimez pas, mais qui a averti l’humanité de l’étrange
bal que menait Eros, invinciblement attiré par Thanatos, cette mort qui
est son destin…En ce point, je crois, notre discord n’est pas
réductible. Vous ne voulez pas croire à la fatalité gratuite du Bien,
qui est le fond du christianisme, mais vous voulez croire à la
possibilité de l’innocence, vous entretenez la pensée de l’éternel
retour et de sa miraculeuse ingénuité. Quant à moi, je récuse toute
innocence, comme orgueilleuse et trompeuse, mais je crois à la fatalité
du Bien : je sais que – par grâce – la lumière est au bout du
chemin et non dans quelque clairière de l’être où il nous faudrait
batifoler pour tenter d’avoir l’air ” (p. 234).
Faut-il
relier cette “ leçon ” aux confidences que fait Gabriel
Matzneff sur une des passions communes qui le relient à Alain de Benoist
(p. 176-177) et à la soif de “ possession ” dont témoigne
Jean-Marcel Zagamé (p. 260) ? Aux lecteurs d’en juger…
Parmi
les quelques rares hommages catholiques de ce recueil de cinquante-six
textes, on relèvera ce jugement de l’abbé Guillaume de Tanoüarn, à
nouveau :
la
morale que vous défendez ressemble sans conteste à une des plus
célèbres expressions de la morale chrétienne, celle de saint Thomas.
Contre les principes universels, contre l’idéalisme vide et parfois
néanmoins mortel, contre l’utilitarisme, contre le subjectivisme,
contre cet individualisme sublimé qui se réclame sans cesse d’un
combat pour les valeurs et que l’on nomme “ personnalisme ”,
vous prônez un aristocratisme tempéré et vous en appelez à une morale
des vertus. Vous chantez la nature, où vous voyez le véritable règne
des fins, une invitation à l’excellence qui s’adresse à la forme
humaine dans sa consistance hylique. Je n’ai pas rêvé lorsque j’ai
lu ces formules de feu, qui concluent votre “ Petite Morale ”.
Vous y invitez vos lecteurs à “ une autre approche, qui ne
consisterait ni à poser la nature humaine comme antagoniste de la
liberté [comme le fit Kant, le grand castrateur], ni à prôner un ”un
retour à la nature” comme paradigme perdu [ainsi que le font trop
légèrement les défenseurs à tous crins d’un droit naturel laïc et
comme le firent in illo tempore les déistes de tout pelage], mais
à voir dans la nature (phusis) l’espace où s’inscrit
naturellement la possibilité pour l’homme de se donner la dimension de
profondeur – l’excellence – qui correspond à son essence et à sa
fin ” (Critiques-Théoriques, p. 557). J’ai bien noté que
vous parlez d’une essence humaine, je souligne que vous assignez
volontiers à l’homme l’espace (ou la profondeur) d’une “ nature ”
pour s’épanouir et que, dans cet espace qui est son réel à lui, vous
l’invitez à l’excellence (en grec arété : la vertu).
Mais c’est tout le substrat philosophique de la Somme théologique,
cela ! Et peu importe finalement que ce soit ce Germain de Heidegger
qui ait remis à la mode la phusis si, quant à vous, vous la voyez
cette phusis, non pas dans le brouillard de la grande forêt
primitive, mais plutôt comme un réel principe régulateur, disponible
ici et maintenant ! Plût au Ciel qu’un théologien, qu’un clerc
catholique ait le courage de parler ainsi, conformément à sa
Tradition ! .
La
crise sous Pie XII
.
Bulletin de la Société française d’histoire des idées et d’histoire
religieuse, n° 13, 2003 (82230 Verlhac-Tescou), 8,50 euros.
Après
quelques années d’interruption, le Bulletin, fondé et dirigé
par le Professeur Jean de Viguerie, paraît à nouveau. Ce numéro, d’une
quarantaine de pages, est tout entier consacré à un article de Jean de
Viguerie : “ La crise de l’Eglise en France dans les années
1950 et 1951 ”.
Cette
étude se fonde principalement sur des documents inédits : les
lettres adressées par Mgr Lusseau et le chanoine Catta, de 1950 à 1955,
au P. Mura, un religieux de Saint-Vincent-de-Paul résidant à Rome. Ces
deux ecclésiastiques, alors tous deux professeurs à l’Institut
Catholique d’Angers, sont parmi deux des représentants éminents du
catholicisme intransigeant des années d’avant le concile Vatican II.
De
la même manière que la crise de l’Eglise n’a pas commencé, en
France singulièrement, avec le concile Vatican II, la résistance à
cette crise n’a pas commencé avec Mgr Lefebvre. Dans une lettre écrite
le 28 février 1950, Mgr Lusseau établit, à la suite de son ami le P. Le
Floch, ancien supérieur du Séminaire français à Rome, une liste des
“ principaux points de doctrine ” remis en cause par
certains théologiens, auteurs et professeurs ecclésiastiques de cette
époque :
1
– la doctrine catholique du péché originel, que la thèse trop souvent
prônée du polygénisme dénature,
2
– la doctrine du surnaturel qui perd ses caractéristiques essentielles,
du fait que des thèses renouvelant le nominalisme du XIVe siècle, en
viennent à refuser toute fixité objective à la nature humaine, et ne
semblent l’ouvrir qu’à des perfectionnements complémentaires dans
son ordre,
3
– la présence réelle eucharistique qui ne serait plus, selon certaines
feuilles du P. de Montcheuil (décédé), qu’un symbolisme efficace de l’activité
du Christ dans le monde,
4
– la valeur des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, qui ne
reposeraient que sur une philosophie “ dépassée et
périmée ”, impuissante à convaincre l’intelligence moderne. Et
comme les preuves dites nouvelles ne démontrent pas rigoureusement cette
existence, il s’ensuit que l’attitude religieuse n’est qu’une
option et non une obligation…
5
– la stabilité du dogme, dont les formules sont relatives aux temps et
aux lieux, la foi n’étant qu’un accident dans l’évolution des
religions.
Les
lettres citées et publiées par Jean de Viguerie sont un intéressant
témoignage. Comme il le dit justement : “ C’est la crise
dans la réalité. Beaucoup mieux que des extraits de presse et les
livres, il permet de saisir sur le vif l’influence des idées nouvelles
et la transformation des manières de penser et d’agir. ”
Mais
le Professeur de Viguerie nous paraît très sévère pour Pie XII. L’encyclique
Humani generis, promulguée en août 1950, n’a pas simplement
condamné “ l’évolutionnisme teilhardien ”. Si on
considère les “ opinions fausses qui menacent de ruiner les
fondements de la doctrine catholique ” que Pie XII condamne dans
son encyclique, on retrouve presque tout ce que Mgr Lusseau avait relevé
dans sa liste quelques mois plus tôt.
Pareillement,
quand Jean de Viguerie reproche à Pie XII d’avoir accueilli
favorablement Jean Guitton et d’avoir fait l’éloge de son mauvais
livre sur la Vierge Marie, il méconnaît la réalité de cette histoire[2].
Jean Guitton, en fait, a échappé à une mise à l’Index de son livre
grâce à la protection de Mgr Montini (le futur Paul VI). Mais, après un
article critique de Mgr Pizzardo dans L’Osservatore romano et sur
injonction du Saint-Office, Jean Guitton devra corriger son livre et
publier une nouvelle édition révisée. Ce sont deux articles de la Revue
des Cercles d’études d’Angers, en juillet et décembre 1950, qui
avaient donné l’alarme.
L’encyclique
Humani generis (et les sanctions qui frappèrent ensuite plusieurs
théologiens français) comme l’affaire Jean Guitton montrent que le
courant intransigeant français avait encore, dans ces années 50, une
certaine influence à Rome.
Les
“ faux monothéismes ”
.
Enrico Maria Radaelli, Il
Mistero della Sinagoga bendata, Milan, Effedieffe Edizioni, décembre
2002, XXIX + 409 pages, 30 euros.
En
2000, le Professeur Radaelli publiait en édition pro manuscrito un
essai suggestif qui, depuis, a été repris, considérablement augmenté
et publié chez un grand éditeur catholique italien.
Le
titre fait référence à l’image, bien connue, de la femme aux yeux
bandés qui représente les Juifs aveuglés par leur incrédulité. Pour
Radaelli, cette image devient celle de l’Eglise d’aujourd’hui qui,
en certains de ses représentants les plus éminents, s’aveugle sur la
nature même de la foi catholique en prônant un œcuménisme mortel.
À
l’encontre des démonstrations qui voient le monothéisme comme un point
de rapprochement entre les trois religions monothéistes (Juifs,
Chrétiens et Musulmans), Radaelli met en lumière la séparation radicale
que constitue la doctrine chrétienne sur Dieu. Le monothéisme chrétien
est unique parce qu’il est trinitaire (l’auteur utilise même le
néologisme, contestable, de trinitarietà).
Sont
passés au crible de cette critique trinitaire de nombreux ouvrages et
déclarations de théologiens et de différents cardinaux (Etchegaray,
Cassidy, Martini et même Ratzinger). Jean-Paul II, lui aussi, est soumis
à cette critique. Non seulement à propos des rencontres interreligieuses
d’Assise mais aussi à propos de sa visite à Jérusalem. Visite au
cours de laquelle – l’image a fait le tour du monde –, Jean-Paul II
a répété le geste que font tous les Juifs pieux du monde qui viennent
à Jérusalem : il a glissé dans une fissure du Mur des Lamentations
(les vestiges de l’ancien Temple de Jérusalem) un papier contenant une
prière. Le professeur Radaelli demande : “ Comment
pourrons-nous encore reprocher aux Juifs de ne pas croire au Nouveau
Temple qu’est le Christ, si véritablement nous courons pour prier dans
leur temple, mort, vide et désormais seulement idolâtrique ”.
E.M.
Radaelli reprend et développe la doctrine de la “ substitution ”,
abandonnée par les théologiens. Doctrine qui affirme que l’Eglise
constitue le nouvel Israël et qui conteste qu’il existe deux peuples de
Dieu. L’Eglise seule bénéficie des dons de Dieu en remplacement d’Israël
qui n’est plus le “ peuple élu ” depuis qu’il a refusé
de reconnaître le Messie et sa divinité.
Ce
gros livre constitue une des critiques les plus argumentées parues en
Italie contre certains aspects du dialogue interreligieux lancé par l’Eglise
depuis Vatican II. Il n’est pas sans signification qu’il soit publié
avec une préface de Mgr Livi, doyen de la Faculté de philosophie de l’Université
Pontificale du Latran (et, aussi, membre de l’Opus Dei). Il a également
été recensé favorablement par diverses revues éditées au Vatican (Divinitas,
notamment).
C’est
un des signes qu’il n’y a pas, sur le sujet du dialogue
interreligieux, une voix univoque au Vatican. |