LE
TEMOIGNAGE DU CARDINAL ODDI (1910-2001)
En
1992, lors de la préparation d’une biographie de Paul VI, j’interrogeai
à Rome, ou par écrit, plusieurs cardinaux qui avaient été ses
collaborateurs. Tous me firent, dans leurs appartements du Vatican et/ou
par des échanges de courrier, un accueil bienveillant et acceptèrent de
répondre longuement à ses questions. Tous sauf un. Cardinal français de
curie, encore en fonction aujourd’hui et réputé pour le sens élevé
qu’il a de sa dignité, il n’avait daigné m’accorder, dans son
immense bureau romain, que quelques pages photocopiées de sa
bibliographie.
Tout
autrement chaleureux fut l’accueil du cardinal Oddi. Après avoir été
Nonce apostolique en Europe et au Moyen-Orient, il avait été créé
cardinal en 1969 par Paul VI et, sous le pontificat de Jean-Paul II, il
avait été Préfet de la Congrégation pour le clergé (1979-1986). Il
fut un de ces cardinaux que, par paresse intellectuelle, on qualifie de
“ conservateurs ”.
Finalement,
de sa retraite de Morfasso, il m’adressait, le 18 août 1992, une longue
réponse dactylographiée, en français, aux diverses questions que je lui
avais posées. Le cardinal Oddi m’écrivait : “ Faites en ce
que vous jugez opportun. Je m’excuse des erreurs de frappe et peut-être
de langue. Corrigez là où vous jugez opportun ou nécessaire ”. J’ai
utilisé certains éléments de ce témoignage dans mon Paul VI.
Le pape écartelé (Perrin, 1993). Je publie, cette fois
intégralement, avec quelques corrections de style, les réponses du
cardinal Oddi. Elles éclairent certains épisodes de l’histoire
récente de l’Eglise.
Yves
Chiron
Quand
avez-vous fait connaissance du futur Paul VI ?
J’ai
fait la connaissance de Mgr Montini en 1934. Il était à la
Secrétairerie d’Etat et moi élève de l’Académie Pontificale qui
prépare le personnel destiné aux services du Saint-Siège, en
particulier pour la diplomatie vaticane. En 1936, j’ai été envoyé à
la Délégation apostolique de Téhéran puis, en 1939, à la Délégation
Apostolique de Beyrouth.
Avant
qu’il ne devienne Pape, je n’étais pas particulièrement lié à Mgr
Montini.
Paul
VI vous a-t-il consulté sur des sujets précis ?
C’est
au cours d’entretiens avec lui, quand il était encore Substitut à la
Secrétairerie d’Etat, que nous avons parlé de l’organisation à
donner aux services diplomatiques du Saint-Siège, à commencer par le
choix et la préparation du personnel, des intérêts à porter aux
différents problèmes, etc.
Quand
il est devenu Pape en 1963, j’étais depuis un an Nonce Apostolique en
Belgique et au Luxembourg et représentant du Saint-Siège auprès des
Communautés européennes. C’est justement à propos de l’intérêt à
porter à cette nouvelle organisation que le pape m’a consulté. Il
désirait connaître ce que j’en pensais.
Pendant
que j’étais en poste à Bruxelles, Paul VI m’a aussi plus d’une
fois consulté sur la marche du Concile qui le préoccupait énormément.
Au point que, en 1965, le Concile terminé, il m’a confié qu’il avait
remercié le bon Dieu d’avoir pu le conclure car Dieu seul pouvait
prévoir où auraient pu arriver certaines tendances qui s’étaient
manifestées au cours des discussions…
Toutes
les fois que j’ai eu l’honneur d’être reçu en audience par le
Saint-Père, après m’avoir écouté, il m’exposait sa pensée sur les
problèmes les plus vifs du moment ayant la bonté de me demander ce que j’en
pensais ; par exemple, sur l’habit des prêtres et des religieux ou
sur les changements dans la liturgie. Je me rappelle que le Saint-Père
partageait ma pensée sur la communion dans la main, et je sais –
probablement je n’étais pas le seul à soulever de graves objections
– qu’il a retiré, au moins pour une année, l’autorisation qu’il
avait donnée à certains épiscopats, par exemple en Belgique qui était
à l’avant-garde en matière.
Mon
impression était que le Saint-Père n’était pas d’accord
personnellement avec certaines innovations dans la “ conduite
extérieure ” des prêtres ; avec certaines innovations
liturgiques. J’avais même l’impression qu’il en souffrait mais il
craignait de n’être pas obéi dans plusieurs parties du monde
catholique.
La
seule consultation formelle a été au sujet de l’interprétation qui
mettait les cardinaux à la retraite complète après 80 ans. Le pape
devait-il se retirer à 80 ans ? Ma réponse a été un net NON. Il
ne devait pas se retirer. Puisque le choix venait de Dieu, c’est donc
Lui qui devait dire “ STOP ”, pas les hommes !
Plus
d’une fois, au cours d’audiences privées, Paul VI m’a entretenu du
problème de la fameuse “ pilule ”. Tout le monde sait que
le Pape a dit n’avoir jamais eu tant de calme d’esprit que depuis qu’il
était arrivé à la conclusion du problème.
Vous
avez déclaré que le canon 2, introduit par la réforme liturgique,
était “ peu clair et imprécis ”. Quel jugement portez-vous
sur la réforme liturgique et sur la façon dont elle a été
appliquée ?
Ce
que j’ai dit au sujet du canon 2 est exact. J’ai dit aussi que le
cardinal Siri m’avait confié qu’il adoptait souvent le canon 2 qu’il
trouvait très intéressant. Je vous dirai que moi-même j’adopte
facilement et volontiers le canon 2.
Je
me rappelle que j’ai eu l’occasion de dire au Saint-Père Paul VI que
personnellement je n’étais pas d’accord avec toute cette
transformation de la liturgie comme si on s’était aperçu que jusqu’à
maintenant on avait suivi une fausse route… J’ai souvent protesté
contre la presque suppression du latin même dans la messe, malgré la
claire volonté du Concile, et j’ai eu l’occasion de dire au Pape que
cette suppression était en opposition avec les dispositions-mêmes du
Concile. Le Saint-Père avait l’intention de demander aux Evêques du
monde catholique d’avoir au moins une Messe en latin dans les principaux
centres du diocèse, surtout pour offrir ce service aux étrangers.
Une
liste d’ecclésiastiques francs-maçons, qui comprend le nom de
plusieurs cardinaux et de prélats, a circulé. En avez-vous eu
connaissance ? Qu’en pensez-vous ?
Je
me rappelle effectivement qu’un prélat ami m’a montré une longue
liste (160 noms à peu près, si je ne me trompe) d’ecclésiastiques,
haut placés, qui étaient qualifiés de membres de la franc-maçonnerie.
Je me rappelle avoir dit à ce collègue de ne pas prendre au sérieux
cette liste, à mon sens fabriquée par des “ conservateurs ”
pour dénigrer les “ progressistes ”. Je connaissais assez
bien personnellement certains ecclésiastiques de cette liste et j’étais
sûr à cent pour cent qu’ils n’avaient aucun rapport avec les
francs-maçons. La liste est tout de même arrivée aux mains du
Saint-Père.
Qu’il
puisse y avoir parmi les ecclésiastiques quelque inscrit à la
maçonnerie était possible, mais il s’agirait de cas vraiment minimes
et de personnes d’importance assez réduite. C’est encore ce que je
pense aujourd’hui, bien que, au cours de mon service diplomatique, j’aie
nourri quelque soupçon pour certaines personnes d’Eglise.
Quels
ont été vos rapports avec Mgr Lefebvre ?
Sans
avoir de sympathie pour le mouvement, je me suis occupé du problème
Lefebvre. Déjà en France – à l’époque où j’étais secrétaire
du Nonce Roncalli à Paris –, je m’étais occupé de ce Monseigneur
car j’avais eu l’occasion de connaître son travail en Afrique et j’admirais
sa conduite.
J’ai
eu l’occasion de faire connaître ma pensée et mon jugement au
Saint-Père qui avait l’air de considérer avec sympathie l’Evêque en
question. Il l’a même reçu en audience privée pour régler le
problème, la Commission cardinalice n’étant pas arrivée à une
conclusion. Si cette rencontre n’a pas obtenu le résultat désiré, je
doute que la responsabilité en revienne tout entière à Mgr Lefebvre.
Selon ce que celui-ci m’a raconté après sa rencontre avec Paul VI, le
Pape avait reçu des informations fausses au sujet de la situation des
Lefebvristes.
Quant
à la situation de l’Eglise en France, je me suis toujours demandé si
le Saint-Père en avait pleine connaissance, surtout à propos de la
situation des séminaires.
Vous
estimez que le “ troisième secret de Fatima ” est relatif à la
crise de l’Eglise ? Pourquoi, selon vous, n’a-t-il pas encore été
rendu public ?
Au
commencement de 1960, au cours d’une audience avec Jean XXIII, je me
suis permis de lui dire que j’étais scandalisé du fait que toute l’Eglise
catholique parlait de ce Secret et que, au moment annoncé pour sa
publication, le “ Secret ” avait disparu. Le Saint-Père m’a
répondu : “ Ne m’en parle pas ” et il a fait un
geste comme pour dire que c’était une chose qui n’était pas digne d’attention.
J’ai répondu que je ne pouvais pas être de cet avis sans perdre un peu
la confiance dans le sérieux de l’Eglise. Le Saint-Père sourit et l’on
passa à un autre sujet.
Mais
le papier qui était supposé contenir le Secret fut de nouveau placé
dans l’armoire du Saint-Père. J’ai su plus tard que le texte écrit
par Sœur Lucie avait été lu par le minutante portugais de la
Secrétairerie d’Etat en présence du Pape, du cardinal Ottaviani et de
Mgr Capovilla, puis remis à sa place.
On
m’a dit que Paul VI avait lu, lui aussi, le message. Je suis sûr qu’il
a été lu par Jean-Paul II. Pourquoi n’a-t-il pas été publié ?[1]
Jean XXIII ne l’avait pas jugé digne de publication et Paul VI a dû
partager la même opinion. Je ne peux pas deviner pourquoi le Pape Paul VI
n’a pas évoqué le Secret au cours de son voyage à Fatima en 1967.
Mais il a fait venir Sœur Lucie à la cérémonie au terme de laquelle il
a présenté la voyante à la foule.
J’ai
su, au cours d’un entretien que j’ai eu avec Sœur Lucie, que
Jean-Paul II avait discuté longuement avec elle, en 1983, et ils s’étaient
tous deux trouvé d’accord pour estimer que “ la publication
aurait pu être mal interprétée, dans un mauvais sens … ”
C’est exactement ce que Jean-Paul II a déclaré dans un discours en
Allemagne et qu’il a répété dans un déjeuner avec un certain nombre
de cardinaux.
Le
Secret n’est plus un secret à mon avis. Je reste fidèle à mon
interprétation… jusqu’au moment où on publiera le texte
officiel ! J’ai dit à Sœur Lucie, au cours de l’entretien que j’ai
eu avec elle, que je ne voulais pas connaître le texte. Même si je me
suis permis d’ajouter : “ Je n’arrive pas à comprendre
que l’on puisse juger la Sainte Vierge moins prudente que les
hommes ”.
J’ajoute
un petit mot à vos questions. Dans certains milieux ecclésiastiques, on
reproche au pape Paul VI :
a)
d’avoir privé les cardinaux octogénaires du droit de vote pour l’élection
du pape. Le cardinal Felici, juriste, ayant été consulté par le Pape
Paul VI lui avait répondu : “ Juridiquement le Pape ne peut
pas priver des ayant droits du vote comme membres du Sacré-Collège. Car
il s’agit de priver d’un droit sans qu’il y ait eu faute. Mais, par
son pouvoir direct, le Pape peut supprimer le Sacré-Collège le
jour-même… ” Il est certain que cette privation de droit a été
considérée, par un certain nombre de cardinaux, comme une “ punition ”
non méritée.
b)
beaucoup de critiques ont été adressées à Paul VI pour la façon dont
il s’est conduit avec le cardinal Mindszenty. Celui-ci avait quitté l’Ambassade
américaine à Budapest et était venu à Rome, dit-on, avec l’assurance
qu’il ne serait pas privé du titre d’archevêque d’Esztergom.
Arrivé à Rome, le Saint-Siège lui demanda de renoncer à son diocèse.
Le Cardinal a refusé, mais il a été officiellement destitué. Le
Cardinal l’a raconté dans ses Mémoires en ajoutant qu’il n’avait
autant souffert de sa vie.
On
a reproché au Saint-Siège, donc au Pape, d’avoir cédé aux pressions
du gouvernement hongrois. C’est certain que le Saint-Siège a agi de
cette façon pour le bien des âmes et du pays, mais le cardinal
Mindszenty n’a pas jugé de la même manière… C’était l’époque
de l’Ostpolitik !
Vient
de paraître : Yves Chiron, Ma Mère, Editions Nivoit (5 rue
du Berry, 36250 Niherne). Un livret autobiographique, 18 pages, tirage
limité, édition numérotée, 6 euros franco de port. |