LA
GNOSE EN QUESTION
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Le cas Borella.
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Le cas Dante.
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Le dualisme antignostique.
I.
Le cas Borella.
Depuis
une vingtaine d’années, un débat sur “ la gnose ” grossit et se
développe dans les publications catholiques attachées à la Tradition.
C’est
l’ouvrage important de Jean Borella, La Charité profanée
(publié en 1979 aux éditions du Cèdre, 438 pages), qui a commencé à
faire surgir les polémiques. C’était le premier livre publié d’un
auteur qui, depuis, a approfondi sa réflexion philosophique tout en
menant un itinéraire spirituel personnel qui n’a pas exclu des
rétractations (ce que nombre de ses critiques et de ses adversaires n’ont
pas pris en considération). Jean Borella était alors professeur de
philosophie à l’Université de Nancy. Catholique de Tradition, son
livre, fruit d’ “ un travail de douze années ”, avait pour objet
central d’étudier la vertu de charité, comment elle se distingue
radicalement de l’altruisme et de la philanthropie, comment elle a pour
fin la déification. L’ouvrage s’attachait aussi à réhabiliter la
notion de gnose que l’auteur employait au sens de saint Paul et
des Pères de l’Eglise et qu’il distinguait bien de l’hérésie des
premiers siècles, le gnosticisme.
Deux
philosophes, aujourd’hui disparus, Louis Salleron et Marcel De Corte, qu’on
ne saurait accuser d’inclinaisons “gnostiques” ni de tendances au
modernisme, ni, non plus, de ne pas connaître la philosophie de l’Eglise,
celle de saint Thomas, publièrent deux longues recensions très
laudatives de l’ouvrage (Itinéraires, n° 234, juin 1979, p.
209-218). Deux ans plus tard, encore, dans le premier numéro deVu de
haut, la revue de l’Institut universitaire Saint-Pie X, publiée aux
éditions Fideliter, Jean Borella exposait dans une longue étude,
“ Gnose chrétienne et gnose anti-chrétienne ” (p. 9-21), la
possibilité d’ “ une gnose chrétienne ”. Il voulait notamment “
montrer en quoi effectivement le christianisme réalise la vérité de la
gnose ”.
Il
a fallu attendre 1996 pour que la même Fraternité Saint-Pie X publie une
lecture critique de la charité profanée, intitulée - sans
sobriété - Les hérésies de la Gnose du professeur Jean Borella
(Editions Les Amis de St François de Sales, C.P. 2346, CH - 1950 Sion 2,
45 pages, 26 FF). Cette étude était due à l’abbé Basilio Meramo et
était préfacée par Mgr Tissier de Mallerais.
La
Nouvelle Revue Certitudes, dans son n° 4 (23 rue des Bernardins,
75005 Paris, 60 F), a publié plus récemment un ample dossier consacré
à “ La gnose, éternelle hérésie, nouvelle religion ”. Certaines
thèses de Jean Borella, non seulement celles exprimées dans son premier
ouvrage mais dans les suivants, sont critiquées par les abbés Héry et
Tanoüarn. Mais il est à noter que, pas plus que dans la présentation
qui est faite par ailleurs de René Guénon, les critiques ne repoussent
en bloc les écrits des deux auteurs. L’abbé de Tanoüarn a voulu
ouvrir une “ discussion essentielle ”, basée sur une étude des
textes et animée d’un louable souci d’honnêteté intellectuelle. En
témoigne encore le dernier numéro de Certitudes qui revient sur
le débat en laissant la parole au professeur Borella avant de lui
répondre (n° 6, avril-mai-juin 2001, 50 F).
II.
Le cas Dante.
Le
sérieux de la controverse engagée par Certitudes tranche
avec les anathèmes, les simplifications et les arguments ad hominem
que d’autres auteurs - Etienne Couvert et Jean Vaquié - n’ont pas
craint d’utiliser dans leur combat contre la gnose.
Etienne
Couvert, de livre en livre, s’attache à démontrer qu’il existe une
“ gnose universelle ” (c’est le titre du tome III d’une série
intitulée, De la Gnose à l’oecuménisme, Editions de Chiré,
86190 Chiré-en-Montreuil, 1993, 216 pages). Au fil de ses ouvrages,
Etienne Couvert a débusqué comme “ gnostiques ” aussi bien Dante que
Descartes, l’Islam aussi bien que Baudelaire, et des dizaines d’autres
auteurs ou courants philosophiques et religieux.
Dans
le numéro 4 de Certitudes, déjà cité, Paul Sernine, dans un
encadré intitulé “ Etienne Couvert contre les papes ”, conteste l’accusation
de gnose portée contre Dante en s’appuyant sur les enseignements des
papes (de saint Pie X à Pie XII), qui tous ont loué la fidélité
catholique autant que le génie poétique de l’auteur de La Divine
Comédie. Selon la formule de Benoît XV : “ l’Eglise, sa Mère,
entend réclamer, la première et bien haut, Dante pour son enfant. ”
Dans
le numéro 6 de Certitudes, Etienne Couvert répond à Paul Sernine
et fait référence à deux ouvrages qui, selon lui, apporteraient la
preuve que Dante fut bel et bien un “ gnostique ”. Le premier est un
ouvrage d’Eugène Aroux, publié au XIXe siècle et intitulé Dante,
hérétique, révolutionnaire et socialiste. Si l’on se réfère à La
gnose universelle (op. cit., p. 203), on se rend compte qu’Etienne
Couvert n’a pas lu l’ouvrage, “ introuvable ” dit-il. Pourtant, il
doit bien se trouver dans quelques grandes bibliothèques de France,
notamment à la Bibliothèque Nationale de France.
L’autre
ouvrage cité en référence par Etienne Couvert est l’étude de Miguel
Asin Palacios : L’Eschatologie musulmane dans la Divine Comédie.
Etienne Couvert affirme : “ l’auteur démontre que Dante s’est
contenté de paraphraser un ouvrage arabe : Le livre du voyage nocturne
du soufi Ibn Al Arabi ”.
Toute
la démonstration d’Etienne Couvert tient dans un syllogisme : l’Islam
est gnostique, or Dante s’est inspiré d’un auteur musulman, donc
Dante est gnostique. Qui plus est, le génie poétique de l’auteur de la
Divine Comédie est rabaissé au niveau du simple plagiat. Ces
pseudo-démonstrations d’Etienne Couvert ne mériteraient gère de
retenir l’attention si elles n’étaient lues par un public et reprises
par des publications qui se laissent impressionner par la supposée
science de l’auteur.
Or,
si l’on se réfère à l’ouvrage d’Asin Palacios 1 - Couvert l’a-t-il
seulement lu ? -, on trouve tout autre chose. Le grand historien et
arabisant espagnol ne cherche pas du tout à démontrer que Dante fut un
gnostique islamisant et un vulgaire plagiaire. Selon une méthode
critique bien connue des historiens de la littérature, il est parti à la
recherche des sources littéraires de l’oeuvre de Dante. Il en a trouvé
de deux sortes : “ las leyendas cristianas medievales, precursoras de la
Divina Comedia, y otras leyendas musulmanas anteriores a ellas ”
(p. 4)2 .
Loin
d’estimer que la foi catholique de Dante a été pervertie par les
textes islamiques dont il a pu avoir connaissance - l’Islam qu’Asin
Palacios juge avec un mépris certain : “ un hijo bastardo de la
Ley mosaico y del Evangelio ”, p. 421 -, le grand historien et arabisant
espagnol conclut son étude en affirmant : “ Y Dante, al aprovechar para
su poema aquellos elementos artísticos que el islam le ofrecía y que en
nada alteraban el fondo esencial e immutable de los dogmas evangélicos de
ultratumba, no hizo en definitiva otra cosa que devolver al tesoro de la
cultura cristiana de occidente y reivindicar para su patrimonio los bienes
raíces que ignorados para ella yacían en las litteraturas religiosas de
los pueblos orientales y que el islam venía a restituir, después de
haberlos enriquecido y dilatado con el esfuerzo de su genial fantasía.
” (p. 421).
III.
Le dualisme antignostique.
Tous
les historiens sérieux s’accordent à considérer qu’il n’y a aucun
lien de continuité entre les hérésies gnostiques des premiers siècles
- le gnosticisme - et la référence à une gnose que font, au fil des
époques, différents auteurs, philosophes ou religieux.
Certains
auteurs, Jean Vaquié et Etienne Couvert notamment, estiment, au
contraire, qu’il y a une continuité. Etienne Couvert tente de le
démontrer, livre après livre, en examinant des oeuvres, en présentant
des courants philosophiques et religieux. Jean Vaquié, lui, tentait de le
démontrer de manière doctrinale : il y a une gnose unique, qui se
continue d’âge en âge en prenant des visages et des vocables parfois
nouveaux, parce qu’il existe une “ Contre-Eglise ”. La gnose
trouverait son origine dans la “ science du bien et du mal ” que le
Tentateur a proposé à Adam et Eve de recevoir. La gnose ne serait rien d’autre,
donc, à toutes les époques, que le résultat de l’influence du démon
: “ le démon propose à ceux qui se mettent à son service une
contrefaçon de la foi qu’on appelle justement “gnose” ”3 .
Le
diable, inspirateur de la gnose, est en même temps, selon ces auteurs et
ces publications, “ l’initiateur de la Contre-Eglise ”. Dans une
conception quasiment dualiste du monde, ils en arrivent à élargir
immensément le champ de cette supposée Contre-Eglise :
“
En fait, pour appartenir à la Contre-Eglise, il suffit de ne pas
appartenir à l’Eglise, car “celui qui n’est pas avec moi, est
contre moi” (Mt 12, 30). Tous ceux qui ne font pas partie de l’Eglise
font partie de la Contre-Eglise, car Jésus-Christ et son Eglise, “c’est
tout un”.4 ”
On
doit remarquer qu’aucun grand traité de théologie sur l’Eglise ne
contient de développement sur cette notion de “ Contre-Eglise ” et
que l’enseignement des papes est silencieux aussi sur le sujet. Le terme
de Contre-Eglise n’a été employé, à ma connaissance, par aucun pape.
L’employer
n’est-ce pas hypostasier des réalités bien existantes mais qui n’ont
pas une unité d’action ? Les persécutions des chrétiens, les luttes
contre l’Eglise, les “ sectes impies ” qu’ont dénoncées de
nombreux papes, tout cela est bien réel, et a pris des formes diverses,
dès l’origine de l’Eglise. Mais la notion de Contre-Eglise est-elle
fondée théologiquement ? Je laisse aux théologiens le soin de répondre
(et renvoie au numéro 4 de Certitudes qui a abordé le sujet).
En
revanche, il ne faut pas une grande théologie pour comprendre ce qu’ont
de dangereux certains développements sur la Contre-Eglise. Jean Vaquié,
en 1987, évoquant le “ corps mystique ” de l’Antéchrist,
écrivait5 : “ En raison du déséquilibre provoqué par la chute, l’humanité
a pullulé outre mesure. Elle a été le siège d’une prolifération
intempestive parce que les forces de la nature, au lieu d’être
domptées par la “discrétion” surnaturelle, se sont dévergondées :
“Je multiplierai tes grossesses” (Gn 3, 16). Le nombre final des
hommes venus à l’existence sera, en fait, très supérieur à celui qui
était nécessaire pour recruter le choeur des élus ; tous les hommes ne
seront pas élus, il se sera formé, au cours de l’histoire humaine, un
déchet humain, autrement dit un corps de réprouvés. C’est à ce corps
que nous avons donné le nom de “corps mystique de l’Antéchrist”,
dénomination assez peu utilisée, il faut le reconnaître, mais qui n’est
pas répréhensible et qui est très explicative.” ”
Je
laisse, une fois encore, aux théologiens le soin d’apprécier cette
dénomination nouvelle de
“ corps mystique de l’Antéchrist ”. En revanche, on ne lit pas sans
frémir, sous la plume d’un auteur antignostique aussi attaché à
défendre la pureté de la foi, les expressions “ pullulé outre mesure
”, “ prolifération intempestive ” et “ déchet humain ”...
Non
seulement, ces expressions, plus que malheureuses, rappellent les
doctrines du malthusianisme mais elles ont aussi un relent de manichéisme
cathare (lequel aboutissait, entre autres, à un rejet de la
procréation). Au contraire, dans l’enseignement contant de l’Eglise,
un nombre élevé d’enfants a toujours été considéré comme une
bénédiction de Dieu sur les familles. Dans la liturgie, traditionnelle,
du mariage, la Benedictio nuptialis intra missam rappelle
avec une grande force la “ bénédiction ” de Dieu sur l’union des
époux et incite à la fécondité : “ ô Dieu par qui la femme est unie
à l’homme et de qui cette association, principe de l’ordre humain, reçoit
la seule bénédiction que n’ont abolie ni le châtiment du péché
originel, ni la condamnation du déluge ; regardez avec bienveillance
votre servante ici présente (...) Qu’elle soit une mère féconde..
” (souligné par nous).
Il
y aurait d’innombrables textes du Magistère et de théologiens à citer
pour illustrer la conception catholique de l’heureuse fécondité. Même
la douleur de l’enfantement (Gen., 3, 16), la liturgie des relevailles
enseigne qu’elle a été changée par la Nouvelle Alliance : “ Dieu
tout puissant et éternel, qui, par la maternité de la bienheureuse Marie
toujours Vierge, avez changé en joie les douleurs des chrétiennes qui
deviennent mères, jetez un regard favorable sur votre servante, qui,
pleine de joie, vient dans votre temple pour vous remercier. ”
L’abbé
de Tanoüarn remarque : “ Il m’est apparu qu’Etienne Couvert en
faisait trop dans l’antignosticisme au point d’atteindre à une sorte
de dualisme historique qui lui-même est de structure gnostique ” (Certitudes,
n° 6, p. 17). La même remarque peut-être faite à propos de Jean
Vaquié et de ceux qui suivent aveuglément ces deux auteurs.
Il
y a, bien sûr, des doctrines erronées à corriger. Les pratiques de
certains groupes occultistes sont à dénoncer. Mais encore faut-il le
faire avec un discernement intellectuel qui suppose une connaissance
approfondie et une étude directe des textes. Le “combat antignostique”
dans certains milieux catholiques traditionnels tourne à l’obsession et
conduit leurs auteurs non seulement à soutenir des thèses ridicules
historiquement mais à élaborer des systèmes théologiques plus qu’hasardeux. |