L’abbé
Aulagnier à coeur ouvert
Le
livre d’entretiens avec l’abbé de Tanoüarn que Monsieur l’abbé
Paul Aulagnier publie sous le titre La Tradition sans peur
(Editions Servir, 15 rue d’Estrées, 75007 Paris, 350 pages, 125 F) est
d’un très grand intérêt. Il est à souhaiter que le Service de Presse
des éditions Servir soit suffisamment bien fait pour que cet ouvrage
dépasse le cercle - étroit - des traditionalistes et parvienne aussi où
il faut, c’est-à-dire auprès des instances romaines qualifiées.
J’ai
lu ce livre d’une seule traite, en quatre heures. L’abbé Aulagnier,
sous l’aiguillon des questions fines de l’abbé de Tanoüarn, a su
faire alterner souvenirs, précieux et utiles pour une meilleure
compréhension de ce qui appartient déjà à l’histoire, et analyses
doctrinales. L’abbé de Tanoüarn a voulu, souvent, se faire “ l’avocat
du diable ”, et d’autres fois, il sait reprendre une question restée
sans réponse.
Ainsi
quand, à deux reprises, il incite l’abbé Aulagnier à commenter le
fameux passage de la Lettre ouverte aux catholiques perplexes
(Albin Michel, 1984) où Mgr Lefebvre écrivait : “ On écrit aussi
qu’après moi mon oeuvre disparaîtra, parce qu’il n’y aura pas d’évêque
pour me remplacer. Je suis certain du contraire, je n’ai aucune
inquiétude. Je peux mourir demain, le Bon Dieu a toutes les solutions. Il
se trouvera de par le monde, je le sais, suffisamment d’évêques pour
ordonner nos séminarises. Même s’il se tait aujourd’hui, l’un ou l’autre
de ces évêques recevrait du Saint-Esprit le courage de se dresser à son
tour ”.
Le
sacre de quatre évêques effectué en 1988 par Mgr Lefebvre a semblé à
certains commentateurs, notamment Jean Madiran, en contradiction avec
cette assurance surnaturelle de 1984. L’abbé Aulagnier, lui, fait
remarquer que dans ce passage, qui terminait la Lettre ouverte aux
catholiques perplexes, Mgr Lefebvre “ nulle part ... n’exclut
positivement la perspective de sacres sans mandat pontifical, alors qu’il
aurait pu, d’un mot, dissiper l’ambiguïté ” (p. 186). Monsieur l’abbé
Aulagnier estime aussi que Mgr Lefebvre, dans cette question, a fait
preuve de pragmatisme. Nous y reviendrons.
Un
témoin
Le
livre de l’abbé Aulagnier vaut d’abord comme un témoignage. On
retiendra d’abord l’évocation, sensible, de ses origines familiales :
“ cette atmosphère bourgeoise et provinciale qui a marqué mon enfance
”, la “ piété filiale ” envers ses parents ( cette vertu,
dit l’abbé Aulagnier, “ me paraît une valeur constitutionnelle de l’homme
même ”), le militantisme de sa mère à la Cité catholique puis
à l’Office. Le jeune Aulagnier s’est situé d’abord,
naturellement, dans cette filiation. Il reconnaît, aujourd’hui, que les
deux livres qui l’ont “ formé ” sont Pour qu’il règne de
Jean Ousset et La nécessaire conversion de Jean Daujat.
Les
pages où l’abbé Aulagnier évoque les quatre années qu’il a
passées au Séminaire Français de Rome (1964-1968), avant de rejoindre
Mgr Lefebvre, racontent la révolution qui s’est faite dès ces années
: les “para-liturgies” imposées avant-même la réforme liturgique de
1969, les statues enlevées, etc. L’abbé Aulagnier expose aussi
longuement les années “fribourgeoises”, prélude à la fondation de
la Fraternité Saint-Pie X et du séminaire d’Ecône. Le témoignage de
l’abbé Aulagnier est précieux puisqu’il fut, avec le futur Mgr
Tissier de Mallerais, “ le premier membre de coeur ” de la FSPX (selon
l’expression de Mgr Lefebvre) et le deuxième prêtre ordonné par Mgr
Lefebvre pour la Fraternité Saint-Pie X (l’autre étant un anglais, l’abbé
Peter Morgan, qui se séparera ensuite de Mgr Lefebvre).
Les
historiens devront se référer à ces pages pour connaître en vérité
les circonstances de la fondation de la FSPX et du séminaire d’Ecône,
entourés, à leurs débuts, de soutiens et d’appuis qu’on a, ensuite,
oubliés ou laissés dans l’ombre. Bien sûr, le témoignage de l’abbé
Aulagnier pourra être corrigé ou complété par d’autres sources,
notamment l’ouvrage (hors-commerce) publié en 1997 par la Fraternité
Saint-Pie X : La Fraternité St. Pie X. 1970-1995 (CH-6313
Menzingen, 254 pages).
La
suite de l’histoire de la Fraternité racontée par l’abbé Aulagnier
contient d’autres pages où sont rapportées des choses qui étaient
jusque là peu connues ou mal connues. Ainsi celles qui évoquent
les trois principales crises qu’a rencontrées la Fraternité : en
novembre 1974, après une déclaration solennelle de Mgr Lefebvre ; en
1977, au moment de la tentative de “ putsch ” des professeurs d’Ecône
; en 1988, après le rejet par Mgr Lefebvre d’un accord avec Rome et le
sacre de quatre évêques.
Concernant
la fameuse déclaration de novembre 1974, qui contenait notamment l’affirmation
suivante : “ Nous refusons ... de suivre la Rome de tendance
néo-moderniste et néo-protestante qui s’est manifestée
clairement dans le concile Vatican II et après le concile dans toutes les
réformes qui en sont issues ”, l’abbé Aulagnier signale la
désapprobation qu’elle suscita parmi le plus grand nombre des
professeurs du séminaire d’Ecône et chez certains amis (religieux et
laïcs) du séminaire. Il écrit aussi : “ Mgr Lefebvre ne changea
jamais un mot dans sa déclaration. Il reconnut toutefois l’avoir
écrite dans un moment d’émotion, mais il en maintint tous les termes
” (p. 98). En fait, Mgr Lefebvre a reconnu un peu plus que cela.
Dans la “ relation ” qu’il a faite ensuite de sa comparution devant
une “ commission cardinalice ”, Mgr Lefebvre a reconnu que cette
déclaration de 1974 a été “ rédigée dans un sentiment d’indignation,
sans doute excessive ” (“ Relation ” publiée dans Itinéraires,
n° 195, juillet-août 1975, p. 137-140).
Concernant
les sacres accomplis par Mgr Lefebvre en 1988, l’abbé Aulagnier évoque
longuement la réunion qui a eu lieu au prieuré du Pointet le 30 mai,
réunion des représentants de toutes les communautés traditionalistes
autour de Mgr Lefebvre et au cours de laquelle chacun put exprimer son
point de vue sur l’accord signé le 5 mai et la nécessité ou non
de procéder à des sacres épiscopaux. Dans la biographie du père
Eugène de Villeurbanne que j’ai publiée en 1997 (Veilleur avant l’aube.
Le père Eugène de Villeurbanne, éditions Clovis), j’avais
présenté, d’après le témoignage direct de participants à la
réunion, des informations qui n’ont pas été contestées. Monsieur l’abbé
Aulagnier, dans son livre fait, du même événement, un récit qui
confirme et précise (pages 174 à 176).
A
propos de ces sacres, on relèvera encore, outre les arguments déjà
cités, cette analyse de l’abbé Aulagnier : “ entre 1976 et 1988,
dans le coeur de Mgr Lefebvre, il n’y avait pas de différence
fondamentale : en 1976, il refuse d’obéir au pape, pour ordonner 15
prêtres. (...) Il estimait vraiment qu’il fallait maintenir coûte que
coûte l’idéal du sacerdoce catholique et que, pour cela, il devait
faire son devoir d’évêque jusqu’au bout (...) En 1988, la situation
n’avait pas changé...” (page 178). Elle s’était même aggravée,
aux yeux de Mgr Lefebvre. Le sommet interreligieux d’Assise, en 1986,
fut, selon l’abbé Aulagnier, “déterminant dans la décision de
Mgr Lefebvre. Dans le lent processus qui l’a conduit à sacrer des
évêques sans l’accord de Rome, cela fut la circonstance ultime”
(page 190).
Quelques
scories
On
trouvera, au fil des pages du livre, des renseignements et témoignages
utiles sur des personnalités traditionnelles ou traditionalistes en marge
de la Fraternité Saint-Pie X : le père Théodosios, Bernard Dumont, l’abbé
Claude Barthe, d’autres encore.
Mais,
il y aura des précautions à prendre avec certains noms propres, mal
orthographiés. La faute en revient à celui qui a réalisé la
retranscription des entretiens. Le père “ Hauptmann ”,
dont il est question page 34, est Pierre Haubtmann ; l’abbé “ Séralda
” de la page 154 est, bien sûr, l’abbé Vincent Serralda et le
“ Ralph Witgen, journaliste américain ” évoqué page 228 est
le père Ralph M. Wiltgen...
On
attribuera à l’enthousiasme exagéré de M. l’abbé Aulagnier le
chiffre de 30.000 participants donné pour la grande journée de l’Anti-89,
le 15 août 1789, devant le Louvre (35.000 dit même l’abbé Laguérie
dans la préface qu’il a donnée au livre). Exagération aussi de
présenter Mgr de La Chanonie, l’évêque de Clermont-Ferrand dont
dépendait l’abbé Aulagnier avant son entrée dans la Fraternité
Saint-Pie X, comme le “ cofondateur ”, avec l’abbé Luc Lefèvre, de
La Pensée Catholique (p. 26). En fait, la célèbre revue
catholique, aujourd’hui disparue, a été fondée par l’abbé
Lefèvre, le chanoine Lusseau, l’abbé Roul et l’abbé Berto. Dans le
numéro 1 de la revue, l’abbé de La Chanonie, alors curé de
Saint-Maixent, figure seulement parmi les collaborateurs de la revue, dans
laquelle, finalement, il n’a jamais publié d’article !
Tout
ceci n’est que points de détail, qui pourtant pourraient induire en
erreur certains lecteurs (et les historiens de demain).
En
revanche, ce n’est point par inadvertance que Monsieur l’abbé
Aulagnier se montre sévère envers Dom Gérard et les moines du Barroux.
Il regrette l’ “ apathie ” des moines (page172) et il estime qu’avant-même
les sacres “ dom Gérard n’avait pas une approche vraiment doctrinale
de la crise de l’Eglise ” (page 172). Ce jugement me paraît sévère
et injuste. La vocation monastique n’est pas identique à celle du
clerc jeté dans le siècle. On n’attend pas d’un moine qu’il
combatte dans l’arène, comme peuvent le faire des prêtres à travers
leurs revues ou bulletins périodiques et en organisant des pèlerinages
et des manifestations.
Une
nouvelle stratégie
La
partie du livre où M. l’abbé Aulagnier expose ce qu’on
pourrait appeler une “ nouvelle stratégie ” de la Fraternité
Saint-Pie X n’est pas la moins intéressante. Cette stratégie n’est
pas entièrement nouvelle et les observateurs attentifs avaient pu, depuis
un certain temps déjà, la voir mise en oeuvre. Mais, jamais jusqu’à
aujourd’hui, elle n’avait été exposée aussi clairement et
longuement.
On
sera d’autant plus attentif à cet exposé que M. l’abbé Aulagnier a
été durant dix-huit ans supérieur du district de France et qu’il est
aujourd’hui deuxième assistant du supérieur général de la
Fraternité Saint-Pie X, Mgr Fellay, et le rédacteur du Bulletin
Saint Jean-Eudes (1 rue des Prébendes, 14210 Gavrus), fondé en
septembre 1995 et qui tire à 13.000 exemplaires.
L’abbé
Aulagnier date de l’année 1989 l’ “ effort de retour à la
tradition ” dans la hiérarchie de l’Eglise. Cette année-là, le
cardinal Ratzinger fit une conférence à Santiago du Chili. Cette
conférence serait, selon l’abbé Aulagnier, une sorte de réaction
après les sacres opérés par Mgr Lefebvre (p. 251). L’analyse semble
un peu biaisée. Le Saint-Siège n’a pas attendu les sacres de 1988 pour
effectuer un “ recentrage ”, selon l’expression employée par l’abbé
Aulagnier. On peut, au moins, en voir le premier signe éclatant dans le
livre d’entretiens Entretien sur la Foi publié par le cardinal
Ratzinger en 1985 et dans plusieurs pays simultanément.
On
s’interrogera aussi sur les jugements contradictoires émis par M. l’abbé
Aulagnier sur Veritatis splendor (page 114 et page 251).
En
revanche, on sera pleinement d’accord avec l’attitude qu’il prône
face au “ recentrage” de plus en plus visible à Rome : “ Il faut
sortir de nos tranchées, de nos ghettos, il faut, je le répète, sans
peur, nous mettre au service de l’Eglise universelle, en utilisant
notre liberté pour critiquer les nouvelles orientations, dans la mesure
où elles ne représentent encore que des replâtrages qui ne sont pas
appelés à durer, et aussi pour souligner tout ce qui va dans le bon
sens, sans nous perdre dans l’opposition stérile et dans la critique
systématique ” (page 244).
On
relèvera aussi son analyse pertinente de l’indult de 1984, dont on voit
encore les limites et les dangers (page 270 et suivantes) ; même si on
doit aussi le considérer, de la part de Jean-Paul II, comme un geste
libérateur qui allait à contre-courant de l’intransigeance de Paul VI
en la matière.
L’abbé
Aulagnier fait, aujourd’hui, de la “ liberté inconditionnelle pour la
célébration de la messe traditionnelle ” un combat prioritaire. Il
suit, en cela, une demande faite dès 1993 par la Fédération
internationale Una Voce dans une lettre au pape. “ On a là une
belle ligne de bataille ” estime l’abbé Aulagnier (page 276). C’est
aussi la position de Mgr Fellay, supérieur de la Fraternité Saint-Pie X,
exprimée dans un entretien paru dans le mensuel 30 Jours ,
entretien dont nous avons cité un autre passage significatif dans le
dernier numéro d’Alètheia.
L’abbé
Aulagnier, enfin, souhaite qu’un front commun des traditionalistes se
reconstitue : “ Il faut faire abstraction des blessures du passé et
reprendre le combat commun, fondé sur des fidélités claires, des
convictions solides ”. Il en cite deux, “ qui sont
incontournables : une condamnation claire du libéralisme catholique et un
attachement indéfectible à la messe traditionnelle ” (page 212).
Avec
un accent qui n’a pas toujours été celui de la FSPX, l’abbé
Aulagnier affirme encore : “ les sacres ne sont pas la ligne de
partage des eaux. Il faut arrêter de juger les gens en fonction de leur
attitude à ce moment-là ” (page 244).
Puisse
cet appel être entendu, de part et d’autre. Le livre de l’abbé
Aulagnier, en tout cas, restera comme une borne milliaire. |